• Histoire d'Aboulhassan (suite et fin)


    Sire, poursuivit-elle, l’esclave confidente de Schemselnihar s’étant retirée, le prince de Perse et Ebn Thaher oublièrent qu’elle venait de les assurer qu’ils n’avaient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie, et ils furent saisis d’une frayeur extrême lorsqu’ils connurent qu’il n’y avait pas un seul endroit par où ils pussent s’échapper, au cas que le calife ou quelques-uns de ses officiers s’avisassent d’y venir.
    Une grande clarté qu’ils virent tout à coup du côté du jardin, au travers des jalousies, les obligea de s’en approcher pour voir d’où elle venait. Elle était causée par cent flambeaux de cire blanche qu’autant de jeunes eunuques noirs portaient à la main. Ces eunuques étaient suivis de plus de cent autres plus âgés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés et armés d’un sabre, de même que ceux dont j’ai déjà parlé ; et le calife marchait après eux, entre Mesrour, leur chef, qu’il avait à sa droite, et Vassif, leur second officier, qu’il avait à sa gauche.
    Schemselnihar attendait le calife à l’entrée d’une allée, accompagnée de vingt femmes, toutes d’une beauté surprenante et ornées de colliers et de pendants d’oreilles, de gros diamants et d’autres, dont elles avaient la tête couverte. Elles chantaient au son de leurs instruments et formaient un concert charmant. La favorite ne vit pas plus tôt paraître ce prince, qu’elle s’avança et se prosterna à ses pieds ; mais, faisant cette action : « Prince de Perse, dit-elle en elle-même, si vos tristes yeux sont témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon sort. C’est devant vous que je voudrais m’humilier ainsi. Mon cœur n’y sentirait aucune répugnance. »
    Le calife fut ravi de voir Schemselnihar. « Levez-vous, Madame, lui dit-il, approchez-vous. Je me sais mauvais gré à moi-même de m’être privé si longtemps du plaisir de vous voir. » En achevant ces paroles, il la prit par la main, et, sans cesser de lui dire des choses obligeantes, il alla s’asseoir sur le trône d’argent que Schemselnihar lui avait fait apporter. Cette dame s’assit sur un siège devant lui, et les vingt femmes formèrent un cercle autour d’eux sur d’autres sièges, pendant que les jeunes eunuques se dispersèrent dans le jardin, à certaine distance les uns des autres, afin que le calife jouît du frais de la soirée plus commodément.
    Lorsque le calife fut assis, il regarda autour de lui, et vit avec une grande satisfaction tout le jardin illuminé d’une infinité d’autres lumières que les flambeaux que tenaient les jeunes eunuques ; mais il prit garde que le salon était fermé ; il s’en étonna et en demanda la raison. On l’avait fait exprès pour le surprendre. En effet, il n’eut pas plus tôt parlé, que les fenêtres s’ouvrirent toutes à la fois, et qu’il le vit illuminé au dehors et en dedans d’une manière tout autrement bien entendue qu’il ne l’avait vu auparavant. « Charmante Schemselnibar, s’écria-t-il à ce spectacle, je vous entends : vous avez voulu me faire connaître qu’il y a d’aussi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois, je n’en puis disconvenir. »
    Revenons au prince de Perse et à Ebn Thaher, que nous avons laissés dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvait assez admirer tout ce qui s’offrait à sa vue : « Je ne suis pas jeune, dit-il, et j’ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l’on puisse rien voir de si surprenant, ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu’on nous dit des palais enchantés n’approche pas du prodigieux spectacle que nous avons devant les yeux. Que de richesses et de magnificence à la fois ! »
    Le prince de Perse n’était pas touché de tous ces objets éclatants qui faisaient tant de plaisir à Ebn Thaher. Il n’avait des yeux que pour regarder Schemselnihar, et la présence du calife le plongeait dans une affliction inconcevable : « Cher Ebn Thaher, dit-il, plût à Dieu que j’eusse l’esprit assez libre pour ne m’arrêter, comme vous, qu’à ce qui devrait me causer de l’admiration ! Mais, hélas ! je suis dans un état bien différent : tous ces objets ne servent qu’à augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife tête à tête avec ce que j’aime, et ne pas mourir de désespoir ? Faut-il qu’un amour aussi tendre que le mien soit troublé par un rival si puissant ! Ciel ! que mon destin est bizarre et cruel ! Il n’y a qu’un moment que je m’estimais l’amant du monde le plus fortuné, et dans cet instant je me sens le cœur frappé d’un coup qui me donne la mort ! Je n’y puis résister, mon cher Ebn Thaher : ma patience est à bout, mon mal m’accable, et mon courage y succombe. » En prononçant ces derniers mots, il vit qu’il se passait quelque chose dans le jardin qui l’obligea de garder le silence et d’y prêter son attention.
    En effet, le calife avait ordonné à une des femmes qui étaient près de lui de chanter sur son luth, et elle commençait à chanter. Les paroles qu’elle chanta étaient fort passionnées, et le calife, persuadé qu’elle les chantait par ordre de Schemselnihar, qui lui avait donné souvent de pareils témoignages de tendresse, les expliqua en sa faveur. Mais ce n’était pas l’intention de Schemselnihar pour cette fois ; elle les appliquait à son cher Ali Ebn Becar, et elle se laissa pénétrer d’une si vive douleur d’avoir devant elle un objet dont elle ne pouvait plus soutenir la présence, qu’elle s’évanouit. Elle se renversa sur le dos de la chaise, qui n’avait pas de bras d’appui, et elle serait tombée si quelques-unes de ses femmes ne l’eussent promptement secourue. Elles l’enlevèrent et l’emportèrent dans le salon.
    Thaher, qui était dans la galerie, surpris de cet accident, tourna la tête du côté du prince de Perse, et, au lieu de le voir appuyé contre la jalousie pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu à ses pieds, sans mouvement. Il jugea par là de la force de l’amour dont ce prince était épris pour Schemselnihar, et il admira cet étrange effet de sympathie, qui lui causa une peine mortelle à cause du lieu où ils se trouvaient. Il fit cependant tout ce qu’il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ebn Thaher était dans cet embarras, lorsque la confidente de Schemselnihar vint ouvrir la porte de la galerie et entra hors d’haleine, et comme une personne qui ne savait plus où elle en était : « Venez promptement, s’écria-t-elle, que je vous fasse sortir. Tout est ici en confusion, et je crois que voici le dernier de nos jours.
    – Hé ! comment voulez-vous que nous partions ? répondit Ebn Thaher d’un ton qui marquait sa tristesse. Approchez, de grâce, et voyez en quel état est le prince de Perse. » Quand l’esclave le vit évanoui, elle courut chercher de l’eau sans perdre le temps à discourir, et revint en peu de moments.
    Enfin le prince de Perse, après qu’on lui eut jeté de l’eau sur le visage, reprit ses esprits. « Prince, lui dit alors Ebn Thaher, nous courons risque de périr ici, vous et moi, si nous y restons davantage : faites donc un effort, et nous sauvons au plus vite. » Il était si faible qu’il ne put se lever tout seul. Ebn Thaher et la confidente lui donnèrent la main, et, le soutenant des deux côtés, ils allèrent jusqu’à une petite porte de fer qui s’ouvrait sur le Tigre. Ils sortirent par là et s’avancèrent jusque sur le bord d’un petit canal qui communiquait au fleuve. La confidente frappa des mains, et aussitôt un petit bateau parut et vint à eux avec un seul rameur. Ali Ebn Becar et son compagnon s’embarquèrent, et l’esclave confidente demeura sur le bord du canal. D’abord que le prince se fut assis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, et mettant l’autre sur son cœur : « Cher objet de mon âme, s’écria-t-il d’une voix faible, recevez ma foi de cette main, pendant que je vous assure de celle-ci que mon cœur conservera éternellement le feu dont il brûle pour vous. »
    En cet endroit, Scheherazade s’aperçut qu’il était jour. Elle se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :
    CLXIX NUIT. Cependant le batelier ramait de toute sa force, et l’esclave confidente de Schemselnihar accompagna le prince de Perse et Ebn Thaher en marchant sur le bord du canal jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvait aller plus loin, elle prit congé d’eux et se retira.
    Le prince de Perse était toujours dans une grande faiblesse. Ebn Thaher le consolait et l’exhortait à prendre courage : « Songez, lui dit-il, que quand nous serons débarqués, nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d’arriver chez moi ; car, de vous mener, à l’heure qu’il est et dans l’état où vous êtes, jusqu’à votre logis, qui est bien plus éloigné que le mien, je n’en suis pas d’avis ; nous pourrions même courir risque d’être rencontrés par le guet. » Ils sortirent enfin du bateau ; mais le prince avait si peu de forces qu’il ne pouvait marcher, ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il se souvint qu’il avait un ami dans le voisinage ; il traîna le prince jusque là avec beaucoup de peine. L’ami les reçut avec bien de la joie, et quand il les eut fait asseoir, il leur demanda d’où ils venaient si tard. Ebn Thaher lui répondit : « J’ai appris ce soir qu’un homme qui me doit une somme d’argent assez considérable était dans le dessein de partir pour un long voyage. Je n’ai point perdu de temps, je suis allé le chercher, et en chemin, j’ai rencontré ce jeune seigneur que vous voyez, et à qui j’ai mille obligations ; comme il connaît mon débiteur, il a bien voulu me faire la grâce de m’accompagner. Nous avons eu assez de peine à mettre notre homme à la raison. Nous en sommes pourtant venus à bout, et c’est ce qui est cause que nous n’avons pu sortir de chez lui que fort tard. En revenant, à quelques pas d’ici, ce bon seigneur, pour qui j’ai toute la considération possible, s’est senti tout à coup attaqué d’un mal qui m’a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me suis flatté que vous voudriez bien nous faire le plaisir de nous donner le couvert pour cette nuit. »
    L’ami d’Ebn Thaher se paya de cette fable, leur dit qu’ils étaient les bienvenus, et offrit au prince, qu’il ne connaissait pas, toute l’assistance qu’il pouvait désirer. Mais Ebn Thaher, prenant la parole pour le prince, dit que son mal était d’une nature à n’avoir besoin que de repos. L’ami comprit par ce discours qu’ils souhaitaient de se reposer. C’est pourquoi il les conduisit dans un appartement, où il leur laissa la liberté de se coucher.
    Si le prince de Perse dormit, ce fut d’un sommeil troublé par des songes fâcheux qui lui représentaient Schemselnihar évanouie aux pieds du calife, et l’entretenaient dans son affliction. Ebn Thaher, qui avait une grande impatience de se revoir chez lui, et qui ne doutait pas que sa famille ne fût dans une inquiétude mortelle, car il ne lui était jamais arrivé de coucher dehors, se leva et partit de bon matin, après avoir pris congé de son ami, qui s’était levé pour faire sa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui ; et la première chose que fit le prince de Perse, qui s’était fait un grand effort pour marcher, fut de se jeter sur un sofa, aussi fatigué que s’il eût fait un long voyage. Comme il n’était pas en état de se rendre en sa maison, Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ; et afin qu’on ne fût point en peine de lui, il envoya dire à ses gens l’état et le lieu où il était. Il pria cependant le prince de Perse d’avoir l’esprit en repos, de commander chez lui et d’y disposer à son gré de toutes choses. « J’accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites, lui dit le prince ; mais que je ne vous embarrasse pas, s’il vous plaît ; je vous conjure de faire comme si je n’étais pas chez vous. Je n’y voudrais pas demeurer un moment si je croyais que ma présence vous contraignit en la moindre chose. »
    D’abord qu’Ebn Thaher eut un moment pour se reconnaître, il apprit à sa famille tout ce qui s’était passé au palais de Schemselnihar, et finit son récit en remerciant Dieu de l’avoir délivré du danger qu’il avait couru. Les principaux domestiques du prince de Perse vinrent recevoir ses ordres chez Ebn Thaher, et l’on y vit bientôt arriver plusieurs de ses amis qu’ils avaient avertis de son indisposition. Ces amis passèrent la meilleure partie de la journée avec lui ; et si leur entretien ne put effacer les tristes idées qui causaient son mal, il en tira du moins cet avantage qu’elles lui donnèrent quelque relâche. Il voulait prendre congé d’Ebn Thaher sur la fin du jour, mais ce fidèle ami lui trouva encore tant de faiblesse qu’il l’obligea d’attendre au lendemain ; cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna le soir un concert de voix et d’instruments. Mais ce concert ne servit qu’à rappeler dans la mémoire du prince celui du soir précédent, et irrita ses ennuis au lieu de les soulager. De sorte que, le jour suivant, son mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s’opposa plus au dessein que le prince avait de se retirer dans sa maison. Il prit soin lui-même de l’y faire porter, il l’accompagna, et quand il se vit seul avec lui dans son appartement, il lui représenta toutes les raisons qu’il avait de faire un généreux effort pour vaincre une passion dont la fin ne pouvait être heureuse ni pour lui, ni pour la favorite. « Ah ! cher Ebn Thaher, s’écria le prince, qu’il vous est aisé de donner ce conseil, mais qu’il m’est difficile de le suivre ! J’en conçois toute l’importance, sans pouvoir en profiter. Je l’ai déjà dit, j’emporterai avec moi dans le tombeau l’amour que j’ai pour Schemselnihar. » Lorsque Ebn Thaher vit qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit du prince, il prit congé de lui et voulut se retirer.
    Scheherazade, en cet endroit, voyant paraître le jour, garda le silence, et le lendemain elle reprit ainsi son discours :
    CLXX NUIT. Le prince de Perse le retint : « Obligeant Ebn Thaher, lui dit-il, si je vous ai déclaré qu’il n’était pas en mon pouvoir de suivre vos sages conseils, je vous supplie de ne m’en pas faire un crime et de ne pas cesser pour cela de me donner des marques de votre amitié. Vous ne sauriez m’en donner une plus grande que de m’instruire du destin de ma chère Schemselnihar, si vous en apprenez des nouvelles. L’incertitude où je suis de son sort et les appréhensions mortelles que me cause son évanouissement m’entretiennent dans la langueur que vous me reprochez.
    – Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, vous devez espérer que son évanouissement n’aura pas de suites funestes, et que sa confidente viendra incessamment m’informer de quelle manière se sera passée la chose. D’abord que je saurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. »
    Ebn Thaher laissa le prince dans cette espérance et retourna chez lui, où il attendit inutilement tout le reste du jour la confidente de Schemselnihar : il ne la vit pas même le lendemain. L’inquiétude où il était de savoir l’état de la santé du prince de Perse ne lui permit pas d’être plus longtemps sans le voir. Il alla chez lui dans le dessein de l’exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit, aussi malade qu’à l’ordinaire, et environné d’un nombre d’amis et de quelques médecins qui employaient toutes les lumières de leur art pour découvrir la cause de son mal. Dès qu’il aperçut Ebn Thaher, il le regarda en souriant pour lui témoigner deux choses : l’une, qu’il se réjouissait de le voir, et l’autre, combien ses médecins, qui ne pouvaient deviner le sujet de sa maladie, se trompaient dans leurs raisonnements…
    Les amis et les médecins se retirèrent les uns après les autres, de sorte que Ebn Thaher demeura seul avec le malade. Il s’approcha de son lit pour lui demander comment il se trouvait depuis qu’il ne l’avait vu. « Je vous dirai, lui répondit le prince, que mon amour, qui prend continuellement de nouvelles forces, et l’incertitude de la destinée de l’aimable Schemselnihar, augmentent mon mal à chaque moment et me mettent dans un état qui afflige mes parents et mes amis, et déconcerte mes médecins, qui n’y comprennent rien. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il, combien je souffre de voir tant de gens qui m’importunent et que je ne puis chasser honnêtement. Vous êtes le seul dont je sens que la compagnie me soulage ; mais, enfin, ne me dissimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m’apportez-vous de Schemselnihar ? avez-vous vu sa confidente ? que vous a-t-elle dit ? » Ebn Thaher répondit qu’il ne l’avait pas vue ; et il n’eut pas plus tôt appris au prince cette triste nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un seul mot, tant il avait le cœur serré. « Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous êtes trop ingénieux à vous tourmenter. Au nom de Dieu, essuyez vos larmes ; quelqu’un de vos gens peut entrer en ce moment, et vous savez avec quel soin vous devez cacher vos sentiments, qui pourraient être démêlés par là. » Quelque chose que pût dire ce judicieux confident, il ne fut pas possible au prince de retenir ses pleurs. « Sage Ebn Thaher, s’écria-t-il quand l’usage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le secret de mon cœur ; mais je n’ai pas de pouvoir sur mes larmes, dans un si grand sujet de craindre pour Schemselnihar. Si cet adorable et unique objet de mes désirs n’était plus au monde, je ne lui survivrais pas un moment.
    – Rejetez une pensée si affligeante, répliqua Ebn Thaher ; Schemselnihar vit encore, vous n’en devez pas douter : si elle ne vous a pas fait savoir de ses nouvelles, c’est qu’elle n’en a pu trouver l’occasion, et j’espère que cette journée ne se passera point que vous n’en appreniez. » Il ajouta à ce discours plusieurs autres choses consolantes ; après quoi il se retira.
    Ebn Thaher fut à peine de retour chez lui que la confidente de Schemselnihar arriva. Elle avait un air triste, et il en conçut un mauvais présage. Il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse. « Apprenez-moi auparavant des vôtres, lui répondit la confidente, car j’ai été dans une grande peine de vous avoir vus partir dans l’état où était le prince de Perse. » Ebn Thaher lui raconta ce qu’elle voulait savoir, et, lorsqu’il eut achevé, l’esclave prit la parole : « Si le prince de Perse, lui dit-elle, a souffert et souffre encore pour ma maîtresse, elle n’a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quittés, poursuivit-elle, je retournai au salon, où je trouvai que Schemselnihar n’était pas encore revenue de son évanouissement, quelque soulagement qu’on eût tâché de lui apporter. Le calife était assis près d’elle, avec toutes les marques d’une véritable douleur ; il demandait à toutes les femmes et à moi particulièrement si nous n’avions aucune connaissance de la cause de son mal. Mais nous gardâmes le secret, et nous lui dîmes toute autre chose que ce que nous n’ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir souffrir si longtemps, et nous n’oubliions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la secourir. Enfin, il était bien minuit lorsqu’elle revint à elle. Le calife, qui avait eu la patience d’attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie et demanda à Schemselnihar d’où ce mal pouvait lui être venu. Dès qu’elle entendit sa voix, elle fit un effort pour se mettre sur son séant, et après lui avoir baisé les pieds avant qu’il pût l’en empêcher : « Sire, dit-elle, j’ai à me plaindre du ciel de ce qu’il ne m’a pas fait la grâce entière de me laisser expirer aux pieds de votre majesté, pour vous marquer par là jusqu’à quel point je suis pénétrée de vos bontés.
    – Je suis bien persuadé que vous m’aimez, lui dit le calife, mais je vous commande de vous conserver pour l’amour de moi. Vous avez apparemment fait aujourd’hui quelque excès qui vous aura causé cette indisposition ; prenez-y garde, et je vous prie de vous en abstenir une autre fois. Je suis bien aise de vous voir en meilleur état, et je vous conseille de passer ici la nuit, au lieu de retourner à votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous soit contraire. » À ces mots, il ordonna qu’on apportât un doigt de vin, qu’il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela, il prit congé d’elle et se retira dans son appartement.
    « Dès que le calife fut parti, ma maîtresse me fit signe de m’approcher. Elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l’assurai qu’il y avait longtemps que vous n’étiez plus dans le palais, et lui mis l’esprit en repos de ce côté-là. Je me gardai bien de lui parler de l’évanouissement du prince de Perse, de peur de la faire retomber dans l’état d’où nos soins l’avaient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutile, comme vous l’allez entendre : « Prince, s’écria-t-elle alors, je renonce désormais à tous les plaisirs, tant que je serai privée de celui de ta vue. Si j’ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que suivre ton exemple. Tu ne cesseras de verser des larmes que tu ne m’aies retrouvée ; il est juste que je pleure et que je m’afflige jusqu’à ce que tu sois rendu à mes vœux. » En achevant ces paroles, qu’elle prononça d’une manière qui marquait la violence de sa passion, elle s’évanouit une seconde fois entre mes bras. »
    En cet endroit, Scheherazade voyant paraître le jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit de cette sorte :
    CLXXI NUIT. La confidente de Schemselnihar continua de raconter à Ebn Thaher tout ce qui était arrivé à sa maîtresse depuis son premier évanouissement : « Nous fûmes encore longtemps, dit-elle, à la faire revenir, mes compagnes et moi. Elle revint enfin, et alors je lui dis : « Madame, êtes-vous donc résolue de vous laisser mourir, et de nous faire mourir nous-mêmes avec vous ? Je vous supplie, au nom du prince de Perse, pour qui vous avez intérêt de vivre, de vouloir conserver vos jours. De grâce, laissez-vous persuader et faites les efforts que vous vous devez à vous-même, à l’amour du prince et à notre attachement pour vous.
    – Je vous suis bien obligée, reprit-elle, de vos soins, de votre zèle et de vos conseils. Mais, hélas ! peuvent-ils m’être utiles ? Il ne nous est pas permis de nous flatter de quelque espérance, et ce n’est que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourments. » Une de mes compagnes voulut la détourner de ses tristes pensées en chantant un air sur son luth ; mais elle lui imposa silence et lui ordonna, comme à toutes les autres, de se retirer. Elle ne retint que moi pour passer la nuit avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! Elle la passa dans les pleurs et les gémissements ; et nommant sans cesse le prince de Perse, elle se plaignait du sort qui l’avait destinée au calife, qu’elle ne pouvait aimer, et non pas à lui, qu’elle aimait éperdument.
    « Le lendemain, comme elle n’était pas commodément dans le salon, je l’aidai à passer dans son appartement, où elle ne fut pas plus tôt arrivée que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife, et ce prince ne fut pas longtemps sans venir lui-même. Les remèdes que les médecins ordonnèrent à Schemselnihar firent d’autant moins d’effet qu’ils ignoraient la cause de son mal, et la contrainte où la mettait la présence du calife ne faisait que l’augmenter. Elle a pourtant un peu reposé cette nuit, et d’abord qu’elle a été éveillée, elle m’a chargée de vous venir trouver, pour apprendre des nouvelles du prince de Perse.
    – Je vous ai déjà informée de l’état où il est, lui dit Ebn Thaher ; ainsi, retournez vers votre maîtresse, et l’assurez que le prince de Perse attendait de ses nouvelles avec la même impatience qu’elle en attendait de lui. Exhortez-la surtout à se modérer et à se vaincre, de peur qu’il ne lui échappe devant le calife quelque parole qui pourrait nous perdre avec elle.
    – Pour moi, reprit la confidente, je vous l’avoue, je crains tout de ses transports ; j’ai pris la liberté de lui dire ce que je pensais là-dessus, et je suis persuadée qu’elle ne trouvera pas mauvais que je lui en parle encore de votre part. »
    Ebn Thaher, qui ne faisait que d’arriver de chez le prince de Perse, ne jugea point à propos d’y retourner si tôt et de négliger des affaires importantes qui lui étaient survenues en rentrant chez lui : il y alla seulement sur la fin du jour. Le prince était seul et ne se portait pas mieux que le matin : « Ebn Thaher, lui dit-il en le voyant paraître, vous avez sans doute beaucoup d’amis ; mais ces amis ne connaissent pas ce que vous valez, comme vous le faites connaître par votre zèle, par vos soins et par les peines que vous vous donnez lorsqu’il s’agit de les obliger. Je suis confus de tout ce que vous faites pour moi avec tant d’affection, et je ne sais comment je pourrai m’acquitter envers vous.
    – Prince, lui répondit Ebn Thaher, Laissons là ce discours, je vous en supplie. Je suis prêt, non seulement à donner un de mes yeux pour vous en conserver un, mais même à sacrifier ma vie pour la vôtre. Ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. Je viens vous dire que Schemselnihar m’a envoyé sa confidente pour me demander de vos nouvelles, et en même temps pour m’informer des siennes. Vous jugez bien que je ne lui ai rien dit qui ne lui ait confirmé l’excès de votre amour pour sa maîtresse et la constance avec laquelle vous l’aimez. » Ebn Thaher lui fit ensuite un détail exact de ce que lui avait dit l’esclave confidente. Le prince l’écouta avec tous les différents mouvements de crainte, de jalousie, de tendresse et de compassion que son discours lui inspira, faisant sur chaque chose qu’il entendait toutes les réflexions affligeantes ou consolantes dont un amant aussi passionné qu’il était pouvait être capable.
    Leur conversation dura si longtemps, que la nuit se trouvant fort avancée, le prince de Perse obligea Ebn Thaher à demeurer chez lui. Le lendemain matin, comme ce fidèle ami s’en retournait au logis, il vit venir à lui une femme qu’il reconnut pour la confidente de Schemselnihar, et qui, l’ayant abordé, lui dit : « Ma maîtresse vous salue, et je viens vous prier de sa part de rendre cette lettre au prince de Perse. » Le zélé Ebn Thaher prit la lettre et retourna chez le prince, accompagné de l’esclave confidente.
    Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paraître. Elle reprit la suite de son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :
    CLXXII NUIT. Sire, quand Ebn Thaher fut entré chez le prince de Perse avec la confidente de Schemselnihar, il la pria de demeurer un moment dans l’antichambre et de l’attendre. Dès que le prince l’aperçut, il lui demanda avec empressement quelle nouvelle il avait à lui annoncer. « La meilleure que vous puissiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher : on vous aime aussi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemselnihar est dans votre antichambre ; elle vous apporte une lettre de la part de sa maîtresse, elle n’attend que votre ordre pour entrer.
    – Qu’elle entre ! s’écria le prince avec un transport de joie. » En disant cela, il se mit sur son séant pour la recevoir.
    Comme les gens du prince étaient sortis de la chambre d’abord qu’ils avaient vu Ebn Thaher, afin de le laisser seul avec leur maître, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même et fit entrer la confidente. Le prince la reconnut et la reçut d’une manière fort obligeante. « Seigneur, lui dit-elle, je sais tous les maux que vous avez soufferts depuis que j’eus l’honneur de vous conduire au bateau qui vous attendait pour vous ramener. Mais j’espère que la lettre que je vous apporte contribuera à votre guérison. » À ces mots, elle lui présenta la lettre. Il la prit, et après l’avoir baisée plusieurs fois, il l’ouvrit et lut les paroles suivantes :

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