• Histoire de la lampe merveilleuse suite et fin

    La mère d’Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l’appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l’aperçut, elle alla l’embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa, et pendant que ses femmes achevaient de l’habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avait fait présent, elle la fit régaler d’une collation magnifique. Le sultan, qui venait pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu’il pourrait avant qu’elle se séparât d’avec lui pour aller au palais d’Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d’Aladdin avait parlé plusieurs fois au sultan en public, mais il ne l’avait point encore vue sans voile comme elle était alors. Quoiqu’elle fût dans un âge un peu avancé, on y observait encore des traits qui faisaient assez connaître qu’elle avait été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan, qui l’avait toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, était dans l’admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu’Aladdin était également prudent, sage et entendu en toute chose.
    Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes ; ils s’embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement et se mit en marche avec la mère d’Aladdin à sa gauche, et suivie de cent femmes esclaves habillées d’une magnificence surprenante. Toutes les troupes d’instruments, qui n’avaient cessé de se faire entendre depuis l’arrivée de la mère d’Aladdin, s’étaient réunies et commençaient cette marche. Elles étaient suivies par cent tchaoux et par un pareil nombre d’eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan, en deux bandes, qui marchaient sur les côtés en tenant chacun leur flambeau à la main, faisaient, une lumière qui, jointe aux illuminations tant du palais du sultan que de celui d’Aladdin, suppléait merveilleusement au défaut du jour.
    Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu’au palais d’Aladdin, et à mesure qu’elle avançait, les instruments qui étaient à la tête de la marche, en s’approchant et en se mêlant avec ceux qui se faisaient entendre du haut des terrasses du palais d’Aladdin, formèrent un concert qui, tout extraordinaire et confus qu’il paraissait, ne laissait pas d’augmenter la joie non-seulement dans la place, remplie d’un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville et bien loin au-dehors.
    La princesse arriva enfin au nouveau palais, et Aladdin courut, avec toute la joie imaginable, à l’entrée de l’appartement qui lui était destiné pour la recevoir. La mère d’Aladdin avait eu soin de faire distinguer son fils à la princesse au milieu des officiers qui l’environnaient, et la princesse, en l’apercevant, le trouva si bien fait qu’elle en fut charmée. « Adorable princesse, lui dit Aladdin en l’abordant et en la saluant très-respectueusement, si j’avais le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j’ai eue d’aspirer à la possession d’une si aimable princesse, fille de mon sultan, j’ose vous dire que ce serait à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. – Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j’obéis à la volonté du sultan mon père, et il me suffit de vous avoir vu pour vous dire que je lui obéis sans répugnance. »
    Aladdin, charmé d’une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus longtemps la princesse debout après le chemin qu’elle venait de faire, à quoi elle n’était point accoutumée : il lui prit la main, qu’il baisa avec une grande démonstration de joie, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d’une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d’un superbe festin. Les plats étaient d’or massif et remplis des viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet était très-bien garni, étaient aussi d’or et d’un travail exquis. Les autres ornements et tous les embellissements du salon répondaient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin : « Prince, je croyais que rien au monde n’était plus beau que le palais du sultan mon père ; mais, à voir ce seul salon, je m’aperçois que je me suis trompée. – Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui était destinée, je reçois une si grande honnêteté comme je le dois, mais je sais ce que je dois croire. »
    La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d’Aladdin se mirent à table, et aussitôt un chœur d’instruments les plus harmonieux, touchés, et accompagnés de très-belles voix de femmes, toutes d’une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu’à la fin du repas. La princesse en fut si charmée qu’elle dit qu’elle n’avait rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savait pas que ces musiciennes étaient des fées choisies par le génie esclave de la lampe.
    Quand le souper fut achevé, et que l’on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paraître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l’adresse dont ils étaient capables. Il était près de minuit quand, selon la coutume de la Chine de ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d’un si bon air qu’ils firent l’admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l’appartement où le lit nuptial était préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller et la mirent au lit, et les officiers d’Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour.
    Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets de chambre se présentèrent pour l’habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et il se rendit au palais du sultan au milieu d’une grosse troupe d’esclaves qui marchaient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois ; il l’embrassa, et après l’avoir fait asseoir près de lui, sur son trône, il commanda qu’on servît le déjeuner. « Sire, lui dit Aladdin, je supplie Votre Majesté de me dispenser aujourd’hui de cet honneur. Je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand vizir et les seigneurs de sa cour. » Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l’heure même, et comme le chemin n’était pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand vizir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les tchaoux et par les principaux officiers de sa maison.
    Plus le sultan approchait du palais d’Aladdin, plus il était frappé de sa beauté. Ce fut tout autre chose quand il y fut entré : ses exclamations ne cessaient pas à chaque pièce qu’il voyait. Mais quand il fut arrivé au salon à vingt-quatre croisées, où Aladdin l’avait invité à monter, qu’il en eut vu les ornements et surtout qu’il eut jeté les yeux sur les jalousies, enrichies de diamants, de rubis et d’émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu’Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse était pareille au-dehors, il en fut tellement surpris qu’il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état : « Vizir, dit-il à ce ministre, qui était près de lui, est-il possible qu’il y ait en mon royaume et si près de mon palais, un palais si superbe, et que je l’aie ignoré jusqu’à présent ? – Votre Majesté, reprit le grand vizir, peut se souvenir qu’avant-hier elle accorda à Aladdin, qu’elle venait de reconnaître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien. Le même jour, au coucher du soleil, il n’y avait pas encore de palais en cette place, et hier j’eus l’honneur de lui annoncer le premier que le palais était fait et achevé. – Je m’en souviens, repartit le sultan, mais jamais je ne me fusse imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l’univers de bâtis d’assises d’or et d’argent massifs, au lieu d’assises ou de pierre ou de marbre ; dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamants, de rubis et d’émeraudes ? Jamais au monde il n’a été fait mention de chose semblable. »
    Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n’en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. « Vizir, dit-il (car le grand vizir se faisait un devoir de ne pas l’abandonner), je suis surpris qu’un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. – Sire, reprit le grand vizir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres ; mais on peut croire qu’il a les pierreries nécessaires, et qu’au premier jour il y fera travailler. »
    Aladdin, qui avait quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites. « Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d’être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend, c’est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence ou parce que les ouvriers n’ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d’architecture ? – Sire, répondit Aladdin, ce n’est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l’état que Votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c’est par mon ordre que les ouvriers n’y ont pas touché : je voulais que Votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j’aurai reçues d’elle. – Si vous l’avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré ; je vais dès l’heure même donner les ordres pour cela. » En effet il ordonna qu’on fît venir les joailliers les mieux fournis de pierreries et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.
    Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avait régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après, qui reçut le sultan son père d’un air qui lui fit connaître avec plaisir combien elle était contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies tout en vaisselle d’or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand vizir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui était fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n’avait rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui était en effet très-délicieux. Ce qu’il admira davantage furent quatre grands buffets garnis et chargés de flacons, de bassins et de coupes d’or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique, qui étaient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes, accompagnées de timbales et de tambours, retentissaient au-dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l’agrément.
    Dans le temps que le sultan venait de sortir de table, on l’avertit que les joailliers et les orfèvres qui avaient été appelés par son ordre étaient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées, et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfèvres qui l’avaient suivi la croisée qui était imparfaite. « Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m’accommodiez cette croisée et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres. Examinez-les et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable. »
    Les joailliers et les orfèvres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention, et après qu’ils eurent consulté ensemble et qu’ils furent convenus de ce qu’ils pouvaient contribuer chacun de son côté, ils revinrent se présenter devant le sultan ; et le joaillier ordinaire du palais, qui prit la parole, lui dit : « Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à Votre Majesté ; mais entre nous tant que nous sommes de notre profession, nous n’avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. – J’en ai, dit le sultan, et au-delà de ce qu’il en faudra : venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez. »
    Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries ; ils en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venaient du présent d’Aladdin. Ils les employèrent sans qu’il parût qu’ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d’autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n’avaient pas achevé la moitié de l’ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand vizir lui prêta des siennes, et tout ce qu’ils purent faire avec tout cela lui au plus d’achever la moitié de la croisée.
    Aladdin, qui connut que le sultan s’efforçait inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n’en viendrait à son honneur, fit venir les orfèvres et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu’ils avaient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu’il avait empruntées du grand vizir.
    L’ouvrage que les joailliers et les orfèvres avaient mis plus de six semaines à faire fut détruit en peu d’heures. Ils se retirèrent et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe, qu’il avait sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta. « Génie, lui dit Aladdin, je t’avais ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avais exécuté mon ordre : présentement je t’ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. » Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de moments après, comme il y fut remonté, il trouva la jalousie dans l’état qu’il avait souhaité et pareille aux autres.
    Les joailliers et les orfèvres cependant arrivèrent au palais et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu’ils lui rapportaient, dit au sultan au nom de tous : « Sire, Votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l’ouvrage dont elle nous a chargés. Il était déjà fort avancé lorsque Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ses pierreries et celles du grand vizir. » Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avait pas dit la raison, et comme ils lui eurent marqué qu’il ne leur en avait rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu’on lui amenât un cheval. On le lui amène, il le monte, et part sans autre suite que de ses gens, qui l’accompagnèrent à pied. Il arrive au palais d’Aladdin, il va mettre pied à terre au bas de l’escalier qui conduisait au salon à vingt-quatre croisées. Il y monte sans faire avertir Aladdin ; mais Aladdin s’y trouva fort à propos, et il n’eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.
    Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que Sa Majesté ne l’avait pas fait avertir et qu’elle l’avait mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit : « Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais. »
    Aladdin dissimula la véritable raison, qui était que le sultan n’était pas riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connaître combien le palais, tel qu’il était, surpassait non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu’il n’avait pu le parachever dans la moindre de ses parties, il lui répondit : « Sire, il est vrai que Votre Majesté a vu ce salon imparfait ; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque. »
    Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avait vu la jalousie imparfaite, et quand il eut remarqué qu’elle était semblable aux autres, il crut s’être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étaient aux deux côtés, il les regarda même toutes l’une après l’autre, et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avait fait employer tant de temps et qui avait coûté tant de journées d’ouvriers, venait d’être achevée dans le peu de temps qui lui était connu, il embrassa Aladdin et le baisa au front entre les deux yeux. « Mon fils, lui dit-il, rempli d’étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes et presque en un clin d’œil ? Vous n’avez pas votre semblable au monde, et plus je vous connais, plus je vous trouve admirable. »
    Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et il lui répondit en ces termes : « Sire, c’est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l’approbation de Votre Majesté ; ce que je puis lui assurer, c’est que je n’oublierai rien pour mériter l’une et l’autre de plus en plus. »
    Le sultan retourna à son palais de la manière qu’il y était venu, sans permettre à Aladdin de l’y accompagner. En arrivant il trouva le grand vizir qui l’attendait. Le sultan, encore tout rempli d’admiration de la merveille dont il venait d’être témoin, lui en fit le récit en des termes qui ne firent pas douter à ce ministre que la chose ne fût comme le sultan la racontait, mais qui confirmèrent le vizir dans la croyance où il était déjà que le palais d’Aladdin était l’effet d’un enchantement, dont il s’était ouvert au sultan presque dans le moment que ce palais venait de paraître. Il voulut lui répéter la même chose. « Vizir, lui dit le sultan en l’interrompant, vous m’avez déjà dit la même chose, mais je vois bien que vous n’avez pas encore mis en oubli le mariage de ma fille avec votre fils. »
    Le grand vizir vit bien que le sultan était prévenu. Il ne voulut pas entrer en contestation avec lui et il le laissa dans son opinion. Tous les jours réglément, dès que le sultan était levé, il ne manquait pas de se rendre dans un cabinet d’où l’on découvrait tout le palais d’Aladdin, et il y allait pendant la journée pour le contempler et l’admirer.
    Aladdin cependant ne demeurait pas renfermé dans son palais ; il avait soin de se faire voir par la ville plus d’une fois chaque semaine, soit qu’il allât faire sa prière tantôt dans une mosquée, tantôt dans une autre, ou que de temps en temps il allât rendre visite au grand vizir, qui affectait d’aller lui faire la cour à certains jours réglés, ou qu’il fît l’honneur aux principaux seigneurs, qu’il régalait souvent dans son palais, d’aller les voir chez eux. Chaque fois qu’il sortait, il faisait jeter par deux de ses esclaves, qui marchaient en troupe autour de son cheval, des pièces d’or à poignées dans les rues et dans les places par où il passait et où le peuple se rendait toujours en grande foule. D’ailleurs, pas un pauvre ne se présentait à la porte de son palais qu’il ne s’en retournât content de la libéralité qu’on y faisait par ses ordres.
    Comme Aladdin avait partagé son temps de manière qu’il n’y avait pas de semaine qu’il n’allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçait la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il était ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner ombrage au sultan, à qui il faisait fort régulièrement sa cour, on peut dire qu’Aladdin s’était attiré par ses manières affables et libérales toute l’affection du peuple, et que, généralement parlant, il était plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l’état qu’on ne saurait assez louer. Il en donna même des marques à l’occasion d’une révolte vers les confins du royaume. Il n’eut pas plutôt appris que le sultan levait une armée pour la dissiper, qu’il le supplia de lui en donner le commandement. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. Sitôt qu’il fut à la tête de l’armée, il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avaient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l’armée. Cette action, qui rendit son nom célèbre dans toute l’étendue du royaume, ne changea point son cœur ; il revint victorieux, mais aussi doux et aussi affable qu’il avait toujours été.
    Il y avait déjà plusieurs années qu’Aladdin se gouvernait comme nous venons de le dire quand le magicien, qui lui avait donné sans y penser le moyen de s’élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique, où il était retourné. Quoique jusqu’alors il se fût persuadé qu’Aladdin était mort dans le souterrain où il l’avait laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avait été sa fin. Comme il était grand géomancien, il lira d’une armoire un carré en forme de boite couverte, dont il se servait pour faire ses observations de géomance. Il s’assied sur son sofa, met le carré devant lui, le découvre, et après avoir préparé et égalé le sable avec l’intention de savoir si Aladdin était mort dans le souterrain, il jette les points, il en tire les figures et il en forme l’horoscope. En examinant l’horoscope pour en porter jugement, au lieu de trouver qu’Aladdin fût mort dans le souterrain, il découvre qu’il en était sorti et qu’il vivait sur terre dans une grande splendeur, puissamment riche, mari d’une princesse, honoré et respecté.
    Le magicien africain n’eut pas plutôt appris, par les règles de son art diabolique, qu’Aladdin était dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même : « Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe : j’avais cru sa mort certaine, et le voilà qui jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles ! J’empêcherai qu’il n’en jouisse longtemps ou je périrai. » Il ne fut pas longtemps à délibérer sur le parti qu’il avait à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe qu’il avait dans son écurie et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s’arrêter qu’autant qu’il en était besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arrive à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan dont Aladdin avait épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan, ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante pour se remettre de la fatigue de son voyage.
    Le lendemain, avant toute chose, le magicien africain voulut savoir ce que l’on disait d’Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans un lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l’on s’assemble pour boire d’une certaine boisson chaude qui lui était connue depuis son premier voyage. Il n’y eut pas plutôt pris place qu’on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu’on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l’oreille à droite et à gauche, il entendit qu’on s’entretenait du palais d’Aladdin. Quand il eut achevé, il s’approcha d’un de ceux qui s’en entretenaient, et, en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c’était que ce palais dont on parlait si avantageusement. « D’où venez-vous ? lui dit celui à qui il s’était adressé. Il faut que vous soyez bien nouveau venu si vous n’avez pas vu, ou plutôt si vous n’avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin. (On n’appelait plus autrement Aladdin depuis qu’il avait épousé la princesse Badroulboudour.) Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c’est une des merveilles du monde, mais que c’est la merveille unique qu’il y ait au monde : jamais on n’a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique. Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n’en avez pas encore entendu parler. En effet, on en doit parler par toute la terre depuis qu’il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. – Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain, je ne suis arrivé que d’hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l’extrémité de l’Afrique, que la renommée n’en était pas encore venue jusque là quand je suis parti. Et comme, par rapport à l’affaire pressante qui m’amène, je n’ai eu d’autre vue dans mon voyage que d’arriver au plus tôt, sans m’arrêter et sans faire aucune connaissance, je n’en savais que ce que vous venez de m’apprendre. Mais je ne manquerai pas de l’aller voir : l’impatience que j’en ai est même si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès à présent, si vous voulez bien me faire la grâce de m’en enseigner le chemin. »
    Celui à qui le magicien africain s’était adressé se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il fallait qu’il passât pour avoir la vue du palais d’Aladdin, et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu’il eut examiné le palais de près de tous les côtés, il ne douta pas qu’Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s’arrêter à l’impuissance d’Aladdin, fils d’un simple tailleur, il savait bien qu’il n’appartenait de faire de semblables merveilles qu’à des génies esclaves de la lampe dont l’acquisition lui avait échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d’Aladdin, dont il ne faisait presque pas de différence avec celle du sultan, il retourna au khan où il avait pris logement.
    Il s’agissait de savoir où était la lampe, si Aladdin la portait avec lui ou en quel lieu il la conservait, et c’est ce qu’il fallait que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu’il fut arrivé où il logeait, il prit son carré et son sable, qu’il portait en tous ses voyages. L’opération terminée, il connut que la lampe était dans le palais d’Aladdin, et il eut une joie si grande de cette découverte, qu’à peine il se sentait lui-même, « Je l’aurai cette lampe, dit-il, et je défie Aladdin de m’empêcher de la lui enlever et de le faire descendre jusqu’à la bassesse d’où il a pris un si haut vol. »
    Le malheur pour Aladdin voulut qu’alors il était allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu’il n’y en avait que trois qu’il était parti ; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l’opération qui venait de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s’entretenir avec lui, et il en avait un fort naturel qu’il n’était pas besoin d’amener de bien loin. Il lui dit qu’il venait de voir le palais d’Aladdin, et après lui avoir exagéré tout ce qu’il y avait remarqué de plus surprenant et tout ce qui l’avait frappé davantage, et qui frappait généralement tout le monde : « Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n’aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. – Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge ; il n’y a presque pas de jour qu’il n’en donne occasion quand il est dans la ville, mais il y a trois jours qu’il est dehors pour une grande chasse qui en doit durer huit. »
    Le magicien africain ne voulut pas en savoir davantage ; il prit congé du concierge, et en se retirant : « Voilà le temps d’agir, dit-il en lui-même ; je ne dois pas le laisser échapper. » Il alla à la boutique d’un faiseur et vendeur de lampes. « Maître, lui dit-il, j’ai besoin d’une douzaine de lampes de cuivre ; pouvez-vous me la fournir ? » Le vendeur lui dit qu’il en manquait quelques-unes, mais que s’il voulait se donner patience jusqu’au lendemain, il la lui fournirait complète à l’heure qu’il voudrait. Le magicien le voulut bien. Il lui recommanda qu’elles fussent propres et bien polies, et après lui avoir promis qu’il le paierait bien, il se retira dans son khan.
    Le lendemain, la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui en fut demandé sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s’était pourvu exprès, et avec ce panier au bras il alla vers le palais d’Aladdin, et quand il s’en fut approché il se mit à crier : « Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? » À mesure qu’il avançait, et d’aussi loin que les petits enfants qui jouaient sur la place l’entendirent, ils accoururent et ils s’assemblèrent autour de lui, avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passants riaient même de sa bêtise, à ce qu’ils s’imaginaient. « Il faut, disaient-ils, qu’il ait perdu l’esprit pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles. »
    Le magicien africain ne s’étonna ni des huées des enfants ni de tout ce qu’on pouvait dire de lui ; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier : « Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? » Il répéta si souvent la même chose en allant et venant dans la place, devant le palais et à l’entour, que la princesse Badroulboudour, qui était alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d’un homme. Mais comme elle ne pouvait distinguer ce qu’il criait, à cause des huées des enfants qui le suivaient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l’approchaient de plus près, pour voir ce que c’était que ce bruit.
    La femme esclave ne fut pas longtemps à remonter ; elle entra dans le salon en faisant de grands éclats de rire. Elle riait de si bonne grâce que la princesse ne put s’empêcher de rire elle-même en la regardant. « Hé bien, folle ! dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris ? – Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourrait s’empêcher de rire en voyant un fou, avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles ? Ce sont les enfants, dont il est si fort environné qu’à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu’on entend en se moquant de lui. »
    Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole : « À propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu’en voilà une sur la corniche. Celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d’en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d’éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d’une vieille sans rien demander de retour. »
    La lampe dont la femme esclave parlait était la lampe merveilleuse dont Aladdin s’était servi pour s’élever au point de grandeur où il était arrivé, et il l’avait mise lui-même sur la corniche avant d’aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avait pris la même précaution toutes les fois qu’il y était allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même n’y avaient fait attention une seule fois jusqu’alors pendant son absence. Hors du temps de la chasse il la portait toujours sur lui. On dira que la précaution d’Aladdin était bonne, mais au moins qu’il aurait dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, on en fait encore aujourd’hui, et l’on ne cessera d’en faire.
    La princesse Badroulboudour, qui ignorait que la lampe fût aussi précieuse qu’elle l’était, et qu’Aladdin, sans parler d’elle-même, eût un intérêt aussi grand qu’il l’avait qu’on n’y touchât pas et qu’elle fût conservée, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d’en aller faire l’échange. L’eunuque obéit : il descendit du salon, et il ne fut pas plutôt sorti du palais qu’il aperçut le magicien africain. Il l’appela, et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe : « Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. »
    Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu’il cherchait. Il ne pouvait pas y en avoir d’autre dans le palais d’Aladdin, où toute la vaisselle n’était que d’or ou d’argent. Il la prit promptement de la main de l’eunuque, et après l’avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier et lui dit de choisir celle qui lui plairait. L’eunuque choisit, et, après avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour. Mais l’échange ne fut pas plutôt fait que les enfants firent retentir la place de plus grands éclats qu’ils n’avaient encore faits, en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.
    Le magicien africain les laissa criailler tant qu’ils voulurent. Mais sans s’arrêter plus longtemps aux environs du palais d’Aladdin, il s’en éloigna insensiblement et sans bruit, c’est-à-dire sans crier et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles : il n’en voulait pas d’autres que celle qu’il emportait, et son silence fit que les enfants s’écartèrent et qu’ils le laissèrent aller.
    Dès qu’il fut hors de la place qui était entre les deux palais, il s’échappa par les rues les moins fréquentées, et comme il n’avait plus besoin des autres lampes ni du panier, il posa le panier et les lampes au milieu d’une rue où il vit qu’il n’y avait personne. Alors, dès qu’il eut enfilé une autre rue, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il arrivât à une des portes de la ville. En continuant son chemin par le faubourg, qui était fort long, il fit quelques provisions avant qu’il en sortît. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin, dans un lieu à l’écart hors de la vue du monde, où il resta jusqu’au moment qu’il jugea à propos pour achever d’exécuter le dessein qui l’avait amené. Il ne regretta pas le barbe qu’il laissait dans le khan où il avait pris logement : il se crut bien dédommagé par le trésor qu’il venait d’acquérir.
    Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu’à une heure de nuit que les ténèbres furent le plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein et il la frotta. À cet appel, le génie lui apparut. « Que veux-tu ? lui demanda le génie, me voilà prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves. – Je te commande, reprit le magicien africain, qu’à l’heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu’il est, avec tout ce qu’il y a de vivants, et que tu le transportes, avec moi et en même temps, dans un tel endroit de l’Afrique. » Sans lui répondre, le génie, avec l’aide d’autres génies esclaves de la lampe comme lui, le transporta en très-peu de temps, lui et le palais en son entier, au propre lieu de l’Afrique qui lui avait été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.
    Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert pour avoir le plaisir de contempler et d’admirer le palais d’Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avait coutume de voir ce palais : il ne vit qu’une place vide, telle qu’elle était avant qu’on l’y eût bâti. Il crut qu’il se trompait et il se frotta les yeux ; mais il ne vit rien plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l’aurore, qui avait commencé à paraître, rendît tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures, à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu’il avait coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand qu’il demeura longtemps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avait été et où il ne le voyait plus, en cherchant ce qu’il ne pouvait comprendre, sans savoir comment il se pouvait faire qu’un palais aussi grand et aussi apparent que celui d’Aladdin, qu’il avait vu presque chaque jour depuis qu’il avait été bâti avec sa permission, et tout récemment, le jour de devant, se fût évanoui de manière qu’il n’en paraissait pas le moindre vestige. « Je ne me trompe pas, disait-il en lui-même, il était dans la place que voilà. S’il s’était écroulé, les matériaux paraîtraient en monceaux, et si la terre l’avait englouti, on en verrait quelque marque. » De quelque manière que cela fût arrivé, et quoique convaincu que le palais n’y était plus, il ne laissa pas néanmoins d’attendre encore quelque temps pour voir si en effet il ne se trompait pas. Il se retira enfin, et après avoir regardé encore derrière lui avant de s’éloigner, il revint à son appartement ; il commanda qu’on lui fît venir le grand vizir en toute diligence, et cependant il s’assit, l’esprit agité de pensées si différentes qu’il ne savait quel parti prendre.
    Le grand vizir ne fit pas attendre le sultan : il vint même avec une si grande précipitation que ni lui ni ses gens ne firent réflexion, en passant, que le palais d’Aladdin n’était plus à sa place. Les portiers même, en ouvrant la porte du palais, ne s’en étaient pas aperçu.
    En abordant le sultan : « Sire, lui dit le grand vizir, l’empressement avec lequel Votre Majesté m’a fait appeler m’a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire était arrivé, puisqu’elle n’ignore pas qu’il est aujourd’hui jour de conseil et que je ne devais pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de moments. – Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu dis, et tu vas en convenir. Dis-moi, où est le palais d’Aladdin ? – Le palais d’Aladdin, sire ! répondit le grand vizir avec étonnement ; je viens de passer devant, il m’a semblé qu’il était à sa place. Des bâtiments aussi solides que celui-là ne changent pas de place si facilement. – Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l’auras vu. »
    Le grand vizir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu’au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d’Aladdin n’était plus où il avait été, et qu’il n’en paraissait pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. « Hé bien, as-tu vu le palais d’Aladdin ? lui demanda le sultan. – Sire, répondit le grand vizir, Votre Majesté peut se souvenir que j’ai eu l’honneur de lui dire que ce palais, qui faisait le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n’était qu’un ouvrage de magie et d’un magicien ; mais Votre Majesté n’a pas voulu y faire attention. »
    Le sultan, qui ne pouvait disconvenir de ce que le grand vizir lui représentait, entra dans une colère d’autant plus grande qu’il ne pouvait désavouer son incrédulité, « Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête ? – Sire, reprit le grand vizir, il y a quelques jours qu’il est venu prendre congé de Votre Majesté ; il faut envoyer lui demander où est son palais, il ne doit pas l’ignorer. – Ce serait le traiter avec trop d’indulgence, repartit le sultan ; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l’amener chargé de chaînes. »
    Le grand vizir alla donner l’ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière ils devaient s’y prendre, afin qu’il ne leur échappât pas. Ils partirent et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenait en chassant. L’officier lui dit en l’abordant que le sultan, impatient de le revoir, les avait envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l’accompagnant.
    Aladdin n’eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avait amené ce détachement de la garde du sultan ; il continua de revenir en chassant. Mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l’environna, et l’officier, en prenant la parole, lui dit : « Prince Aladdin, c’est avec grand regret que nous vous déclarons l’ordre que nous avons du sultan de vous arrêter et de vous mener à lui en criminel d’état ; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir et de nous le pardonner. »
    Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentait innocent. Il demanda à l’officier s’il savait de quel crime il était accusé, à quoi il répondit que ni lui ni ses gens n’en savaient rien.
    Comme Aladdin vit que ses gens étaient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu’ils s’éloignaient, il mit pied à terre. « Me voilà, dit-il, exécutez l’ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d’aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l’état. » On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu’il n’avait pas les bras libres. Quand l’officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne, et en marchant après l’officier, il mena Aladdin, qui fut obligé de suivre à pied, et dans cet état il fut conduit vers la ville.
    Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu’on menait Aladdin en criminel d’état ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il était généralement aimé, les uns prirent le sabre et d’autres armes, et ceux qui n’en avaient pas s’armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns, qui étaient à la queue, firent volte-face en faisant mine de vouloir les dissiper ; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s’ils pouvaient arriver jusqu’au palais du sultan sans qu’on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étaient plus ou moins larges, ils eurent grand soin d’occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s’étendant, tantôt en se resserrant. De la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne en faisant face à la populace armée, jusqu’à ce que leur officier et le cavalier qui menait Aladdin fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte pour empêcher qu’elle n’entrât.
    Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l’attendait sur un balcon, accompagné du grand vizir ; et sitôt qu’il le vit il commanda au bourreau, qui avait eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l’entendre ni tirer de lui aucun éclaircissement.
    Quand le bourreau se fut saisi d’Aladdin, il lui ôta la chaîne qu’il avait au cou et autour du corps, et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d’une infinité de criminels qu’il avait exécutés, il l’y fit mettre à genoux et il lui banda les yeux. Alors il tira son sabre, il prit sa mesure, pour donner le coup, en s’essayant et en faisant flamboyer le sabre en l’air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d’Aladdin.
    En ce moment, le grand vizir aperçut que la populace qui avait forcé les cavaliers et qui avait rempli la place venait d’escalader les murs du palais en plusieurs endroits et commençait à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit : « Sire, je supplie Votre Majesté de penser mûrement à ce qu’elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé, et si ce malheur arrivait, l’événement pourrait en être funeste. – Mon palais forcé ! reprit le sultan. Qui peut avoir cette audace ? – Sire, repartit le grand vizir, que Votre Majesté jette les yeux sur les murs du palais et sur la place, elle connaîtra la vérité de ce que je lui dis. »
    L’épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émotion si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, d’ôter le bandeau des yeux d’Aladdin et de le laisser libre. Il donna ordre aussi aux tchaoux de crier que le sultan lui faisait grâce et que chacun eût à se retirer.
    Alors tous ceux qui étaient déjà montés sur les murs du palais, témoins de ce qui venait de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d’instants, et, pleins de joie d’avoir sauvé la vie à un homme qu’ils aimaient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étaient autour d’eux. Elle passa bientôt à toute la populace qui était dans la place du palais, et les cris des tchaoux, qui annonçaient la même chose du haut des terrasses où ils étaient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venait de rendre à Aladdin en lui faisant grâce désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez soi.
    Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon, et comme il eut aperçu le sultan : « Sire, dit-il en élevant sa voix d’une manière touchante, je supplie Votre Majesté d’ajouter une nouvelle grâce à celle qu’elle vient de me faire, c’est de vouloir bien me faire connaître quel est mon crime. – Quel est ton crime, perfide ! répondit le sultan : ne le sais-tu pas ? Monte jusqu’ici, continua-t-il, et je te le ferai connaître. »
    Aladdin monta, et quand il se fut présenté : « Suis-moi, » lui dit le sultan en marchant devant lui sans le regarder. Il le mena jusqu’au cabinet ouvert, et quand il fut arrivé à la porte : « Entre, lui dit le sultan, tu dois savoir où était ton palais ; regarde de tous côtés et dis-moi ce qu’il est devenu. »
    Aladdin regarde et ne voit rien. Il s’aperçoit bien de tout le terrain que son palais occupait ; mais comme il ne put deviner comment il avait pu disparaître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l’empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan. »
    Le sultan, impatient : « Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais et où est ma fille ! » Alors Aladdin rompit le silence. « Sire, dit-il, je vois bien, et je l’avoue, que le palais que j’ai fait bâtir n’est plus à la place où il était, je vois qu’il a disparu, et je ne puis dire aussi à Votre Majesté où il peut être, mais je peux l’assurer que je n’ai aucune part à cet événement.
    « – Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan. J’estime ma fille un million de fois davantage : je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m’en empêchera.
    « – Sire, repartit Aladdin, je supplie Votre Majesté de m’accorder quarante jours pour faire mes diligences, et si dans cet intervalle je n’y réussis pas, je lui donne ma parole que j’apporterai ma tête au pied de son trône afin qu’elle en dispose à sa volonté. – Je t’accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan ; mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment. En quelque endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te trouver. »
    Aladdin s’éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié. Il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il était ; et les principaux officiers de la cour, dont il n’avait pas désobligé un seul, quoique amis, au lieu de s’approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne pas le voir qu’afin qu’il ne pût pas les reconnaître. Mais, quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant ou pour lui faire offre de service, ils n’eussent plus reconnu Aladdin : il ne se reconnaissait pas lui-même et il n’avait plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connaître quand il fut hors du palais ; car, sans penser à ce qu’il faisait, il demandait de porte en porte et à tous ceux qu’il rencontrait si l’on n’avait pas vu son palais, ou si on ne pouvait pas lui en dire des nouvelles.
    Ces demandes firent croire à tout le monde qu’Aladdin avait perdu l’esprit. Quelques-uns n’en firent que rire, mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avaient eu quelque liaison d’amitié et de commerce avec lui, en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville en allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et en ne mangeant que ce qu’on lui présentait par charité, et sans prendre aucune résolution.
    Enfin, comme il ne pouvait plus, dans l’état malheureux où il se voyait, rester dans une ville où il avait fait une si belle figure, il en sortit et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes, et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin, à l’entrée de la nuit, au bord d’une rivière. Là, il lui prit une pensée de désespoir. « Où irai-je chercher mon palais ? dit-il en lui-même. En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse, que le sultan me demande ? Jamais je n’y réussirai ; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n’aboutiraient à rien, et de tous les chagrins cuisants qui me rongent. » Il allait se jeter dans la rivière, selon la résolution qu’il venait de prendre ; mais il crut, en bon musulman, fidèle à sa religion, qu’il ne devait pas le faire sans avoir auparavant fait sa prière. En voulant s’y préparer, il s’approcha du bord de l’eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays. Mais comme cet endroit était un peu en pente et mouillé par l’eau qui y battait, il glissa, et il serait tombé dans la rivière s’il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui, il portait encore l’anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt avant qu’il descendît dans le souterrain pour aller enlever la précieuse lampe qui venait de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant. Dans l’instant, le même génie qui lui était apparu dans ce souterrain où le magicien africain l’avait enfermé lui apparut encore. « Que veux-tu ? lui dit le génie ; me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »
    Aladdin, agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il était, répondit : « Génie, sauve-moi la vie une seconde fois en m’enseignant où est le palais que j’ai fait bâtir, ou en faisant qu’il soit rapporté incessamment où il était. – Ce que tu me demandes, reprit le génie, n’est pas de mon ressort : je ne suis esclave que de l’anneau ; adresse-toi à l’esclave de la lampe. – Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc par la puissance de l’anneau de me transporter jusqu’au lieu où est mon palais, en quelque endroit de la terre qu’il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. » À peine eut-il achevé de parler, que le génie le prit et le transporta en Afrique, au milieu d’une grande prairie où était le palais, peu éloigné d’une grande ville, et le posa précisément au-dessous des fenêtres de l’appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.
    Nonobstant l’obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l’appartement de la princesse Badroulboudour. Mais comme la nuit était avancée et que tout était tranquille dans le palais, il se retira un peu à l’écart et s’assit au pied d’un arbre. Là, rempli d’espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il était redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu’il avait été arrêté, amené devant le sultan et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s’entretint quelque temps dans ces pensées agréables ; mais enfin, comme il y avait cinq ou six jours qu’il ne dormait point, il ne put s’empêcher de se laisser aller au sommeil qui l’accablait, et il s’endormit au pied de l’arbre où il était.
    Le lendemain, dès que l’aurore commença à paraître, Aladdin fut éveillé agréablement, non-seulement par le ramage des oiseaux qui avaient passé la nuit sur l’arbre sous lequel il était couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d’abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il sentit une joie inexprimable d’être sur le point de s’en revoir bientôt le maître, et en même temps de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva et se rapprocha de l’appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous les fenêtres, en attendant qu’il fût jour chez elle et qu’on pût l’apercevoir. Dans cette attente, il cherchait en lui-même d’où pouvait être venue la cause de son malheur, et après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d’avoir quitté sa lampe de vue. Il s’accusa lui-même de négligence et du peu de soin qu’il avait eu de ne s’en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l’embarrassait davantage, c’est qu’il ne pouvait s’imaginer, qui était jaloux de son bonheur. Il l’eût compris d’abord s’il eût su que lui et son palais se trouvaient alors en Afrique ; mais le génie esclave de l’anneau ne lui en avait rien dit ; il ne s’en était point informé lui-même. Le seul nom de l’Afrique lui eût rappelé dans sa mémoire le magicien africain, son ennemi déclaré.
    La princesse Badroulboudour se levait plus matin qu’elle n’avait de coutume, depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l’artifice du magicien africain, dont jusqu’alors elle avait été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu’il était maître du palais ; mais elle l’avait traité si durement chaque fois, qu’il n’avait encore osé prendre la hardiesse de s’y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d’une jalousie, aperçoit Aladdin. Elle court aussitôt en avertir sa maîtresse. La princesse, qui ne pouvait croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre et aperçoit Aladdin. Elle ouvre la jalousie. Au bruit que la princesse fait en l’ouvrant, Aladdin lève la tête, il la reconnaît et il la salue d’un air qui exprimait l’excès de sa joie. « Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète ; entrez et montez ; » et elle referma la jalousie.
    La porte secrète était au-dessous de l’appartement de la princesse ; elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l’appartement de la princesse. Il n’est pas possible d’exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s’être crus séparés pour jamais. Ils s’embrassèrent plusieurs fois et se donnèrent toutes les marques d’amour et de tendresse qu’on peut s’imaginer après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassements, mêlés de larmes de joie, ils s’assirent, et Aladdin, en prenant la parole : « Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie, au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt et pour celui du sultan votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu’est devenue une vieille lampe que j’avais mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d’aller à la chasse.
    « – Ah ! cher époux, répondit la princesse, je m’étais bien douté que notre malheur réciproque venait de cette lampe, et ce qui me désole, c’est que j’en suis la cause moi-même. – Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause, elle est toute sur moi, et je devrais avoir été plus soigneux de la conserver. Ne songeons qu’à réparer cette perte, et pour cela, faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s’est passée et en quelles mains elle est tombée. »
    Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s’était passé dans l’échange de la lampe vieille pour la neuve, qu’elle fit apporter afin qu’il la vît, et comment la nuit suivante, après s’être aperçu du transport du palais, elle s’était trouvée le matin dans le pays inconnu où elle lui parlait et qui était l’Afrique, particularité qu’elle avait apprise de la bouche même du traître qui l’y avait fait transporter par son art magique.
    « Princesse, dit Aladdin en l’interrompant, vous m’avez fait connaître le traître en me marquant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n’est ni le temps ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de me dire ce qu’il a fait de la lampe et où il l’a mise. – Il la porte dans son sein, enveloppée bien précieusement, reprit la princesse, et je puis en rendre témoignage, puisqu’il l’en a tirée et développée en ma présence pour m’en faire un trophée.
    « – Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue : elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m’intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d’un homme aussi méchant et aussi perfide. – Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s’est présenté devant moi qu’une fois chaque jour, et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu’il tire de ses visites fait qu’il ne m’importune pas plus souvent. Tous les discours qu’il me tient chaque fois ne tendent qu’à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais, que vous ne vivez plus, et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute, pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n’est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire.
    « Et comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l’espérance que je changerai de sentiment, et à la fin d’user de violence si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes. »
    « – Princesse, interrompit Aladdin, j’ai confiance que ce n’est pas en vain, puisqu’elles sont dissipées et que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais pour cela il est nécessaire que j’aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein et ce qu’il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, et donnez ordre qu’on ne me fasse pas attendre à la porte secrète au premier coup que je frapperai. » La princesse lui promit qu’on l’attendrait à la porte et que l’on serait prompt à lui ouvrir.
    Quand Aladdin fut descendu de l’appartement de la princesse et qu’il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d’autre, et il aperçut un paysan qui prenait le chemin de la campagne.
    Comme le paysan allait au-delà du palais et qu’il était un peu éloigné, Aladdin pressa le pas, et quand il l’eut joint, il lui proposa de changer d’habit, et il fit tant que le paysan y consentit. L’échange se fit à la faveur d’un buisson, et quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu’il y fut entré, il enfila la rue qui aboutissait à la porte, et en se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l’endroit où chaque sorte de marchands et d’artisans avait sa rue particulière. Il entra dans celle des droguistes, et en s’adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s’il avait une certaine poudre qu’il lui nomma.
    Le marchand, qui s’imagina qu’Aladdin était pauvre, à le regarder par son habit, et qu’il n’avait pas assez d’argent pour le payer, lui dit qu’il en avait, mais qu’elle était chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand ; il tira sa bourse, et en faisant voir de l’or, il demanda une demi-drachme de cette poudre. Le marchand la pesa, l’enveloppa, et en la présentant à Aladdin, il en demanda une pièce d’or. Aladdin la lui mit entre les mains, et sans s’arrêter dans la ville qu’autant de temps qu’il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n’attendit pas à la porte secrète, elle lui fui ouverte d’abord, et il monta à l’appartement de la princesse Badroulboudour. « Princesse, lui dit-il, l’aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l’avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j’ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu’il est à propos que vous dissimuliez et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution et donner au sultan votre père et mon seigneur la satisfaction de vous revoir.
    « Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès à présent à vous habiller d’un de vos plus beaux habits, et quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que s’il y reste quelque nuage d’affliction, il puisse apercevoir qu’il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connaître que vous faites vos efforts pour m’oublier, et afin qu’il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays. Il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors, en attendant qu’il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire, la poudre que voici, et en la mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire de vous l’apporter plein de vin, au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre, et changez votre gobelet avec le sien. Il trouvera la faveur que vous lui ferez si grande qu’il ne la refusera pas. Il boira même sans rien laisser dans le gobelet, et à peine l’aura-t-il vidé que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte : l’effet de la poudre sera si prompt qu’il n’aura pas le temps de faire réflexion si vous buvez ou si vous ne buvez pas. »
    Quand Aladdin eut achevé : « Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence en consentant de faire au magicien les avances que je vois bien qu’il est nécessaire que je fasse. Mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi ? Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. » Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d’elle et il alla passer le reste du jour aux environs du palais en attendant la nuit, qu’il se rapprocha de la porte secrète.
    La princesse Badroulboudour, inconsolable non-seulement de se voir séparée d’Aladdin, son cher époux, qu’elle avait aimé d’abord et qu’elle continuait d’aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d’avec le sultan son père, qu’elle chérissait et dont elle était tendrement aimée, était toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avait même, pour ainsi dire, oublié la propreté, qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois, et qu’elle eut appris par ses femmes, qui l’avaient reconnu, que c’était lui qui avait pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que par cette fourberie insigne il lui fut devenu en horreur. Mais l’occasion d’en prendre vengeance comme il le méritait, et plus tôt qu’elle n’avait osé l’espérer, fit qu’elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu’il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes de la manière qui lui était la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n’était qu’or et que diamants enchâssés, les plus gros et les mieux assortis, et elle accompagna la ceinture d’un collier de treize perles seulement, dont les six de chaque côté étaient d’une telle proportion avec celle du milieu, qui était la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seraient estimées heureuses d’en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les bracelets, entremêlés de diamants et de rubis, répondaient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier.
    Quand la princesse Badroulboudour fut entièrement habillée, elle consulta son miroir, prit l’avis de ses femmes sur tout son ajustement, et après qu’elle eut vu qu’il ne lui manquait aucun des charmes qui pouvaient flatter la folle passion du magicien africain, elle s’assit sur son sofa, en attendant qu’il arrivât.
    Le magicien ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées, où elle l’attendait, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendait qu’il se mît pour s’asseoir en même temps que lui, civilité distinguée qu’elle ne lui avait pas encore faite.
    Le magicien africain, plus ébloui de l’éclat des beaux yeux de la princesse que du brillant des pierreries dont elle était ornée, fut fort surpris. Son air majestueux et un certain air gracieux dont elle l’accueillait, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l’avait reçu jusqu’alors, le rendirent confus. D’abord il voulut prendre place sur le bord du sofa ; mais comme il vit que la princesse ne voulait pas s’asseoir dans la sienne qu’il ne se fût assis où elle souhaitait, il obéit.
    Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l’embarras où elle le voyait, prit la parole en le regardant d’une manière à lui faire croire qu’il ne lui était plus odieux comme elle l’avait fait paraître auparavant, et elle lui dit : « Vous vous étonnerez sans doute de me voir aujourd’hui tout autre que vous ne m’avez vue jusqu’à présent, mais vous n’en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d’un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt possible dès que je trouve que le sujet en est passé. J’ai fait réflexion sur ce que vous m’avez représenté du destin d’Aladdin, et, de l’humeur dont je connais mon père, je suis persuadée comme vous qu’il n’a pu éviter l’effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m’opiniâtrerais à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feraient pas revivre. C’est pour cela qu’après lui avoir rendu, même jusque dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandait que je lui rendisse, il m’a paru que je devais chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement, et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j’ai commandé qu’on nous préparât à souper. Mais comme je n’ai que du vin de la Chine et que je me trouve en Afrique, il m’a pris une envie de goûter de celui qu’elle produit, et j’ai cru, s’il y en a, que vous en trouverez du meilleur. »
    Le magicien africain, qui avait regardé comme une chose impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu’il ne trouvait pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il était sensible à ses bontés ; et, en effet, pour finir au plus tôt un entretien dont il eût en peine à se tirer s’il s’y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d’Afrique, dont elle venait de lui parler, et lui dit que parmi les avantages dont l’Afrique pouvait se glorifier, celui de produire d’excellent vin était un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvait ; qu’il en avait une pièce de sept ans, qui n’était pas encore entamée, et que, sans le trop priser, c’était un vin qui surpassait en bonté les vins les plus excellents du monde, « Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j’irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment. – Je serais fâchée de vous donner cette peine, lui dit la princesse ; il vaudrait mieux que vous y envoyassiez quelqu’un. – Il est nécessaire que j’y aille moi-même, repartit le magicien africain ; personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi aussi n’a le secret de l’ouvrir. – Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc, et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j’aurai d’impatience de vous revoir ; et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour. »
    Le magicien africain, plein d’espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse, qui n’avait pas douté qu’il ne fît diligence, avait jeté elle-même la poudre qu’Aladdin lui avait apportée, dans un gobelet qu’elle avait mis à part, et elle venait de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l’un de l’autre, de manière que le magicien avait le dos tourné au buffet. En lui présentant de ce qu’il y avait de meilleur, la princesse lui dit : « Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instruments et des voix ; mais comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. » Et le magicien regarda ce choix de la princesse comme une nouvelle faveur.
    Après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien ; et quand elle eut bu : « Vous aviez raison, dit-elle, de faire l’éloge de votre vin, jamais je n’en ai bu de si délicieux. – Charmante princesse, répondit-il en tenant à la main le gobelet qu’on venait de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par l’approbation que vous lui donnez. – Buvez à ma santé, reprit la princesse, vous trouverez vous-même que je m’y connais. » Il but à la santé de la princesse. Et en regardant le gobelet : « Princesse, dit-il, je me tiens heureux d’avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion ; j’avoue moi-même que je n’en ai bu de ma vie de si excellent en plus d’une manière. »
    Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse, qui avait achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui donnait à boire, en disant en même temps qu’on lui apportât son gobelet plein de vin, qu’on emplît de même celui du magicien africain, et qu’on le lui présentât. Quand ils eurent chacun le gobelet à la main : « Je ne sais, dit-elle au magicien africain, comment on en use chez vous quand on s’aime bien et qu’on boit ensemble comme nous le faisons ? Chez nous, à la Chine, l’amant et l’amante se présentent réciproquement à chacun leur gobelet, et de la sorte ils boivent à la santé l’un de l’autre. » En même temps elle lui présenta le gobelet qu’elle tenait, en avançant l’autre main pour recevoir le sien.
    Le magicien africain se hâta de faire cet échange, avec d’autant plus de plaisir qu’il regarda cette faveur comme la marque la plus certaine de la conquête entière du cœur de la princesse, ce qui le mit au comble de son bonheur. Avant qu’il bût : « Princesse, dit-il le gobelet à la main, il s’en faut beaucoup que nos Africains soient aussi raffinés dans l’art d’assaisonner l’amour de tous ses agréments que les Chinois, et en m’instruisant d’une leçon que j’ignorais, j’apprends aussi à quel point je dois être sensible à la grâce que je reçois. Jamais je ne l’oublierai, aimable princesse, d’avoir retrouvé, en buvant dans votre gobelet, une vie dont votre cruauté m’eût fait perdre l’espérance, si elle eût continué. »
    La princesse Badroulboudour, qui s’ennuyait du discours à perte de vue du magicien africain : « Buvons, dit-elle en l’interrompant, vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. » En même temps elle porta à la bouche le gobelet, qu’elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir qu’il vida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vider, comme il avait un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu’à ce que la princesse, qui avait toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournaient et qu’il tomba sur le dos sans sentiment.
    La princesse n’eut bas besoin de commander qu’on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes, qui avaient le mot, s’étaient disposées d’espace en espace, depuis le salon jusqu’au bas de l’escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.
    Aladdin monta et il entra dans le salon. Dès qu’il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour, qui s’était levée et qui s’avançait pour lui témoigner sa joie en l’embrassant. « Princesse, dit-il, il n’est pas encore temps ; obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu’on me laisse seul pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée. »
    En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte, et après qu’il se fut approché du cadavre du magicien africain, qui était demeuré sans vie, il ouvrit sa veste et il en retira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avait marqué. Il la développa et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour t’ordonner, de la part de la lampe, ta bonne maîtresse, que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d’où il a été apporté ici. » Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête qu’il allait obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères, l’une quand il fut enlevé du lieu où il était en Afrique, et l’autre quand il fut posé dans la Chine vis-à-vis le palais du sultan, ce qui se fit dans un intervalle de très-peu de durée.
    Aladdin descendit à l’appartement de la princesse, et alors, en l’embrassant : « Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. » Comme la princesse n’avait pas achevé de souper et qu’Aladdin avait besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu’on y avait servis et auxquels on n’avait presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble et burent du bon vin vieux du magicien africain ; après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvait être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.
    Depuis l’enlèvement du palais d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, était inconsolable de l’avoir perdue, comme il se l’était imaginé. Il ne dormait presque ni nuit ni jour, et, au lieu d’éviter tout ce qui pouvait l’entretenir dans son affliction, c’était au contraire ce qu’il cherchait avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu’auparavant il n’allait que le matin au cabinet ouvert de son palais pour se satisfaire par l’agrément de cette vue, dont il ne pouvait se rassasier, il y allait plusieurs fois le jour renouveler ses larmes et se plonger de plus en plus dans ses profondes douleurs, par l’idée de ne voir plus ce qui lui avait tant plu, et d’avoir perdu ce qu’il avait de plus cher au monde. L’aurore ne faisait encore que de paraître lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d’Aladdin venait d’être rapporté à sa place. En y entrant, il était si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur qu’il jeta les yeux d’une manière triste du côté de la place, où il ne croyait voir que l’air vide sans apercevoir le palais. Mais comme il vit que ce vide était rempli, il s’imagina d’abord que c’était l’effet d’un brouillard. Il regarde avec plus d’attention, et il connaît, à n’en pas douter, que c’était le palais d’Aladdin. Alors, la joie et l’épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourne à son appartement en pressant le pas, et il commande qu’on lui selle et qu’on lui amène un cheval. On le lui amène, il le monte, il part, et il lui semble qu’il n’arrivera pas assez tôt au palais d’Aladdin.
    Aladdin, qui avait prévu ce qui pouvait arriver, s’était levé dès la pointe du jour, et dès qu’il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il était monté au salon aux vingt-quatre croisées, d’où il aperçut que le sultan venait. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier et pour l’aider à mettre pied à terre. « Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n’aie vu et embrassé ma fille. »
    Aladdin conduisit le sultan à l’appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse, qu’Aladdin en se levant avait avertie de se souvenir qu’elle n’était plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venait d’achever de s’habiller. Le sultan l’embrassa à plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse, de son côté, lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu’elle avait de le voir.
    Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler, tant il était attendri d’avoir retrouvé sa chère fille, après l’avoir pleurée sincèrement comme perdue ; et la princesse, de son côté, était tout en larmes de la joie de revoir le sultan son père.
    Le sultan prit enfin la parole. « Ma fille, dit-il, je veux croire que c’est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n’est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l’avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est et que vous ne me cachiez rien. »
    La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu’il demandait. « Sire, dit la princesse, si je parais si peu changée, je supplie Votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier de grand matin, par la présence d’Aladdin, mon cher époux et mon libérateur, que j’avais regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d’avoir de l’embrasser me remet à peu près dans la même assiette qu’auparavant.
    « Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n’a été que de me voir arrachée à Votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l’égard de mon époux, mais même par l’inquiétude où j’étais sur les tristes effets du courroux de Votre Majesté, auquel je ne doutais pas qu’il ne dût être exposé, tout innocent qu’il était. J’ai moins souffert de l’insolence de mon ravisseur, qui m’a tenu des discours qui ne me plaisaient pas. Je les ai arrêtés par l’ascendant que j’ai su prendre sur lui. D’ailleurs, j’étais aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n’y a aucune part : j’en suis la cause moi seule, mais très-innocente. » Pour persuader au sultan qu’elle disait la vérité, elle lui fit le détail du déguisement du magicien africain en marchand de lampes neuves à changer contre des vieilles, et du divertissement qu’elle s’était donné en faisant l’échange de la lampe d’Aladdin, dont elle ignorait le secret et l’importance, de l’enlèvement du palais et de sa personne après cet échange, et du transport de l’un et de l’autre en Afrique avec le magicien africain, qui avait été reconnu par deux de ses femmes et par l’eunuque qui avait fait l’échange de la lampe, quand il avait pris la hardiesse de venir se présenter à elle la première fois après le succès de son audacieuse entreprise, et de lui faire la proposition de l’épouser ; enfin de la persécution qu’elle avait soufferte jusqu’à l’arrivée d’Aladdin, des mesures qu’ils avaient prises conjointement pour lui enlever la lampe qu’il portait sur lui, comment ils y avaient réussi, elle particulièrement, en prenant le parti de dissimuler avec lui, et enfin de l’inviter à souper avec elle, jusqu’au gobelet mixtionné qu’elle lui avait présenté. « Quant au reste, ajouta-t-elle, je laisse à Aladdin à vous en rendre compte. »
    Aladdin eut peu de chose à dire au sultan. « Quand, dit-il, on m’eut ouvert la porte secrète, que j’eus monté au salon aux vingt-quatre croisées, et que j’eus vu le traître étendu mort sur le sofa par la violence de la poudre, comme il ne convenait pas que la princesse restât davantage, je la priai de descendre à son appartement avec ses femmes et ses eunuques. Je restai seul, et, après avoir tiré la lampe du sein du magicien, je me servis du même secret dont il s’était servi pour enlever ce palais en ravissant la princesse. J’ai fait en sorte que le palais se trouve en sa place, et j’ai eu le bonheur de ramener la princesse à Votre Majesté, comme elle me l’avait commandé. Je n’en impose pas à Votre Majesté, et, si elle veut se donner la peine de monter au salon, elle verra le magicien puni comme il le méritait. »
    Pour s’assurer entièrement de la vérité, le sultan se leva et monta, et quand il eut vu le magicien africain mort, le visage déjà livide par la violence du poison, il embrassa Aladdin avec beaucoup de tendresse, en lui disant : « Mon fils, ne me sachez pas mauvais gré du procédé dont j’ai usé contre vous ; l’amour paternel m’y a forcé, et je mérite que vous me pardonniez l’excès où je me suis porté. – Sire, reprit Aladdin, je n’ai pas le moindre sujet de plainte contre la conduite de Votre Majesté, elle n’a fait que ce qu’elle devait faire. Ce magicien, cet infâme, ce dernier des hommes, est la cause unique de ma disgrâce. Quand Votre Majesté en aura le loisir, je lui ferai le récit d’une autre malice qu’il m’a faite, non moins noire que celle-ci, dont j’ai été préservé par une grâce de Dieu toute particulière. – Je prendrai ce loisir exprès, repartit le sultan, et bientôt. Mais songeons à nous réjouir, et faites ôter cet objet odieux. »
    Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instruments annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudour et d’Aladdin avec son palais.
    C’est ainsi qu’Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presque inévitable de perdre la vie ; mais ce ne fut pas le dernier, il en courut un troisième, dont nous allons rapporter les circonstances.
    Le magicien africain avait un frère cadet qui n’était pas moins habile que lui dans l’art magique ; on peut même dire qu’il le surpassait en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuraient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l’un se trouvait au levant pendant que l’autre était au couchant, chacun de son côté ils ne manquaient pas chaque année de s’instruire, par la géomance, en quelle partie du monde ils étaient, en quel état ils se trouvaient, et s’ils n’avaient pas besoin du secours l’un de l’autre.
    Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d’Aladdin, son cadet, qui n’avait pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n’était pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il était, comment il se portait et ce qu’il y faisait. En quelque lieu qu’il allât, il portait toujours avec lui son carré géomantique, aussi bien que son frère. Il prend ce carré, il accommode le sable, il jette les points, il en tire les figures, et enfin il forme l’horoscope. En parcourant chaque maison, il trouve que son frère n’était plus au monde ; dans une autre maison, qu’il avait été empoisonné et qu’il était mort subitement ; dans une autre, que cela était arrivé dans la Chine ; et dans une autre, que c’était dans une capitale de la Chine, située en tel endroit ; et enfin que celui par qui il avait été empoisonné était un homme de basse naissance qui avait épousé une princesse fille d’un sultan.
    Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avait été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas le temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur-le-champ de venger sa mort, il monte à cheval et il se met en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traverse plaines, rivières, montagnes, déserts, et après une longue traite, sans s’arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avait enseignée. Certain qu’il ne s’était pas trompé et qu’il n’avait pas pris un royaume pour un autre, il s’arrête dans cette capitale et il y prend logement.
    Le lendemain de son arrivée le magicien sort, et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés, qui lui étaient fort indifférentes, que dans l’intention de commencer à prendre des mesures pour l’exécution de son dessein pernicieux, il s’introduit dans les lieux les plus fréquentés et il prête l’oreille à ce que l’on disait. Dans un lieu où l’on passait le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où, pendant que les uns jouaient, d’autres s’entretenaient, les uns de nouvelles et des affaires du temps, d’autres de leurs propres affaires, il entendit qu’on s’entretenait et qu’on racontait des merveilles de la vertu et de la piété d’une femme retirée du monde, nommée Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvait lui être utile à quelque chose dans ce qu’il méditait, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle était cette sainte femme et quelle sorte de miracles elle faisait.
    « Quoi ! lui dit cet homme, vous n’avez pas encore vu cette femme ni entendu parler d’elle ? Elle fait l’admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu’elle donne. À la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit ermitage, et les jours qu’elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n’y a personne affligé du mal de tête qui ne reçoive la guérison par l’imposition de ses mains. »
    Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article ; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville était l’ermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna ; sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu’elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu’au soir, qu’il la vit rentrer dans son ermitage. Quand il eut bien remarqué l’endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dits, où l’on buvait d’une certaine boisson chaude et où l’on pouvait passer la nuit si l’on voulait, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l’on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.
    Le magicien, après avoir contenté le maître du lieu en lui payant le peu de dépense qu’il avait faite, sortit vers le minuit et il alla droit à l’ermitage de Fatime, la sainte femme, nom sous lequel elle était connue dans toute la ville. Il n’eut pas de peine à ouvrir la porte : elle n’était fermée qu’avec un loquet. Il la referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime, à la clarté de la lune, couchée à l’air, et qui dormait sur un sofa garni d’une méchante natte et appuyé contre sa cellule. Il s’approcha d’elle, et après avoir tiré un poignard qu’il portait au côté, il l’éveilla.
    En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à le lui enfoncer : « Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue. Mais lève-toi, et fais ce que je te dirai. »
    Fatime, qui était couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. « Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit ; donne-le-moi et prends le mien. » Ils firent l’échange d’habits, et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit : « Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble et que la couleur ne s’efface pas. » Comme il vit qu’elle tremblait encore, pour la rassurer et afin qu’elle fît ce qu’il souhaitait avec plus d’assurance, il lui dit : « Ne crains pas, te dis-je encore une fois ; je te jure par le nom de Dieu que je te donne la vie. » Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe, et en prenant d’une certain liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage et elle lui assura que la couleur ne changerait pas, et qu’il avait le visage de la même couleur qu’elle sans différence ; elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête, avec un voile dont elle lui enseigna comment il fallait qu’il s’en cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu’elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet, qui lui pendait par-devant jusqu’au milieu du corps, elle lui mit à la main le même bâton qu’elle avait coutume de porter, et en lui présentant un miroir : « Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. » Le magicien se trouva comme il l’avait souhaité, mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu’il lui avait fait si solennellement. Afin qu’on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l’étrangla, et quand il vit qu’elle avait rendu l’âme, il traîna son cadavre par les pieds jusqu’à la citerne de l’ermitage, et il la jeta dedans.
    Le magicien, déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l’ermitage, après s’être souillé d’un meurtre si détestable. Le lendemain matin, à une heure ou deux de jour, quoique dans un jour que la sainte femme n’avait pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu’on ne l’interrogerait pas là-dessus, et au cas qu’on l’interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu’il avait faites en arrivant avait été d’aller reconnaître le palais d’Aladdin, et que c’était là qu’il avait projeté de jouer son rôle, Il prit son chemin de ce côté-là.
    Dès qu’on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l’imagina, le magicien fut bientôt environné d’une grande affluence de monde. Les uns se recommandaient à ses prières, d’autres lui baisaient la main ; d’autres, plus réservés, ne lui baisaient que le bas de la robe ; et d’autres, soit qu’ils eussent mal à la tête ou que leur intention fût seulement d’en être préservés, s’inclinaient devant lui afin qu’il leur imposât les mains, ce qu’il faisait en marmottant quelques paroles en guise de prières, et il imitait si bien la sainte femme que tout le monde le prenait pour elle. Après s’être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens, qui ne recevaient ni bien ni mal de cette sorte d’imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d’Aladdin, où, comme l’affluence fut plus grande, l’empressement fut aussi plus grand à qui s’approcherait de lui. Les plus forts et les plus zélés fendaient la foule pour se faire place, et de là s’émurent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées, où était la princesse Badroulboudour.
    La princesse demanda ce que c’était que ce bruit, et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu’on allât voir et qu’on vint lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle revint lui dire que le bruit venait de la foule du monde qui environnait la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l’imposition de ses mains.
    La princesse, qui depuis longtemps avait entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l’avait pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s’entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef de ses eunuques, qui était présent, lui dit que si elle le souhaitait, il était aisé de la faire venir, et qu’elle n’avait qu’à commander. La princesse y consentit, et aussitôt il détacha quatre eunuques avec ordre d’amener la prétendue sainte femme.
    Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d’Aladdin, et qu’on eut vu qu’ils venaient du côté où était le magicien déguisé, la foule se dissipa, et quand il fut libre et qu’il eut vu qu’ils venaient à lui, il fit une partie du chemin avec d’autant plus de joie qu’il voyait que sa fourberie prenait un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole lui dit : « Sainte femme, la princesse veut vous voir ; venez, suivez-nous. – La princesse me fait bien de l’honneur, reprit la feinte Fatime : je suis prête à lui obéir. » Et en même temps elle suivit les eunuques, qui avaient déjà repris le chemin du palais.
    Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté cachait un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu’il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenait une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité et pour l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvait désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d’imposteur et d’hypocrite pour s’insinuer dans l’esprit de la princesse sous le manteau d’une grande piété ; il lui fut d’autant plus aisé de réussir que la princesse, qui était bonne naturellement, était persuadée que tout le monde était bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisaient profession de servir Dieu dans la retraite.
    Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue : « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières, j’y ai grande confiance, et j’espère que Dieu les exaucera. Approchez-vous et asseyez-vous près de moi. » La fausse Fatime s’assit avec une modestie affectée, et alors en reprenant la parole : « Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu’il faut que vous m’accordiez ; ne me refusez pas, je vous en prie : c’est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m’entreteniez de votre vie, et que j’apprenne de vous et par vos bons exemples comment je dois servir Dieu.
    « – Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. – Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse ; j’ai plusieurs appartements qui ne sont pas occupés ; vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux, et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre ermitage. »
    Le magicien, qui n’avait d’autre but que de s’introduire dans le palais d’Aladdin, où il lui serait bien plus aisé d’exécuter la méchanceté qu’il méditait, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s’il eût été obligé d’aller et de venir de l’ermitage au palais et du palais à l’ermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s’excuser d’accepter l’offre obligeante de la princesse. « Princesse, dit-il, quelque résolution qu’une femme pauvre et misérable comme je le suis ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n’ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d’une princesse si pieuse et si charitable. »
    Sur cette réponse du magicien, la princesse, en se levant elle-même, lui dit : « Levez-vous et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartements vides que j’ai, afin que vous choisissiez, » Il suivit la princesse Badroulboudour, et de tous les appartements qu’elle lui fit voir, qui étaient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l’être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu’il était trop bon pour lui, et qu’il ne le choisissait que pour complaire à la princesse.
    La princesse voulut remener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées pour le faire dîner avec elle. Mais comme pour manger il eût fallu qu’il se fût découvert le visage, qu’il avait toujours eu voilé jusqu’alors, et qu’il craignit que la princesse ne reconnût qu’il n’était pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyait, il la pria avec tant d’instances de l’en dispenser, en lui représentant qu’il ne mangeait que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu’elle le lui accorda. « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre ermitage : je vais vous faire apporter à manger ; mais souvenez-vous que je vous attends dès que vous aurez pris votre repas. »
    La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu’elle eut appris, par un eunuque qu’elle avait prié de l’en avertir, qu’elle était sortie de table. « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. À propos de ce palais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon. »
    Sur cette demande, la fausse Fatime, qui, pour mieux jouer son rôle, avait affecté jusqu’alors d’avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d’un côté ou de l’autre, la leva enfin et parcourut le salon des yeux d’un bout jusqu’à l’autre, et quand elle l’eut bien considéré : « Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d’une grande beauté. Autant néanmoins qu’en peut juger une solitaire, qui ne s’entend pas à ce qu’on trouve beau dans le monde, il me semble qu’il y manque une chose. – Quelle chose, ma bonne mère ? reprit la princesse Badroulboudour ; apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi, j’ai cru, et je l’avais entendu dire ainsi, qu’il n’y manquait rien ; s’il y manque quelque chose, j’y ferai remédier.
    « – Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends. Mon avis, s’il peut être de quelque importance, serait que si, au haut et au milieu de ce dôme, il y avait un œuf de roc suspendu, ce salon n’aurait point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais serait la merveille de l’univers.
    « – Ma bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce le roc, et où pourrait-on en trouver un œuf ? – Princesse, répondit la fausse Fatime, c’est un oiseau d’une grandeur prodigieuse qui habite au plus haut du mont Caucase, et l’architecte de votre palais peut vous en trouver un. »
    Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu’elle croyait, la princesse Badroulboudour continua de s’entretenir avec elle sur d’autres sujets ; mais elle n’oublia pas l’œuf de roc, qui fit qu’elle compta bien en parler à Aladdin dès qu’il serait revenu de la chasse. Il y avait six jours qu’il y était allé, et le magicien, qui ne l’avait pas ignoré, avait voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venait de prendre congé de la princesse et de se retirer à son appartement. En arrivant il monta à l’appartement de la princesse, qui venait d’y rentrer. Il la salua et il l’embrassa ; mais il lui parut qu’elle le recevait avec un peu de froideur. « Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j’ai coutume d’y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas : il n’y a rien que je ne fasse pour vous le faire dissiper s’il est en mon pouvoir. – C’est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d’inquiétude que je n’ai pas cru qu’il eût rejailli rien sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque, contre mon attente, vous y apercevez quelque altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence.
    « J’avais cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais était le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu’il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m’est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas, comme moi, qu’il n’y aurait plus rien à désirer si un œuf de roc était suspendu au milieu de l’enfoncement du dôme ? – Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu’il y manque un œuf de roc pour y trouver le même défaut. Vous verrez, par la diligence que je vais apporter à le réparer, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’amour de vous. »
    Dans le moment Aladdin quitta la princesse Badroulboudour ; il monta au salon aux vingt-quatre croisées, et là, après avoir tiré de son sein la lampe, qu’il portait toujours sur lui, en quelque lieu qu’il allât, depuis le danger qu’il avait couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. « Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l’enfoncement : je te demande, au nom de la lampe que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé. »
    Aladdin n’eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable que le salon en fut ébranlé et qu’Aladdin en chancela, prêt à tomber de son haut. « Quoi ! misérable, lui dit le génie d’une voix à faire trembler l’homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que, mes compagnons et moi, nous ayons fait toute chose en ta considération, pour me demander, par une ingratitude qui n’a pas de pareille, que je t’apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme ! Cet attentat mériterait que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n’en être pas l’auteur et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur : c’est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritait. Il est dans ton palais, déguisé sous l’habit de Fatime la sainte femme, qu’il a assassinée, et c’est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m’as faite. Son dessein est de te tuer, c’est à toi d’y prendre garde. » Et en achevant il disparut.
    Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie. Il avait entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n’ignorait pas de quelle manière elle guérissait le mal de tête, à ce que l’on prétendait. Il revint à l’appartement de la princesse, et, sans parler de ce qui venait de lui arriver, il s’assit en disant qu’un grand mal de tête venait de le prendre tout à coup et en s’appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu’on fit venir la sainte femme, et pendant qu’on alla l’appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvait dans le palais, où elle lui avait donné un appartement.
    La fausse Fatime arriva, et dès qu’elle fut entrée : « Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin ; je suis bien aise de vous voir et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d’un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours par la confiance que j’ai en vos bonnes prières, et j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d’affligés de ce mal. » En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête, et la fausse Fatime s’avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu’elle avait à sa ceinture, sous sa robe. Aladdin, qui l’observait, lui saisit la main avant qu’elle l’eût tiré, et en lui perçant le cœur du sien, il la jeta morte sur le plancher.
    « Mon cher époux, qu’avez-vous fait ? s’écria la princesse dans sa surprise : vous avez tué la sainte femme. – Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s’émouvoir, je n’ai pas tué Fatime, mais un scélérat qui m’allait assassiner si je ne l’eusse prévenu. C’est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime, que vous avez cru regretter en m’accusant de sa mort, et qui s’était déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connaissiez mieux, il était frère du magicien africain, votre ravisseur. » Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avait appris ces particularités, après quoi il fit enlever le cadavre.
    C’est ainsi qu’Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d’années après, le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d’enfants mâles, la princesse Badroulboudour, en qualité de légitime héritière, lui succéda, et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent ensemble de longues années et laissèrent une illustre postérité.
    – Sire, dit la sultane Scheherazade en achevant l’histoire des aventures arrivées à l’occasion de la lampe merveilleuse, Votre Majesté sans doute aura remarqué dans la personne du magicien africain un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses, dont il ne jouit point parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui d’une basse naissance s’élève jusqu’à la royauté, en se servant des mêmes trésors, qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Dans le sultan elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable court des dangers et risque même d’être détrôné lorsque, par une injustice criante et contre toutes les règles de l’équité, il ose, par une promptitude déraisonnable, condamner à mort un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats de magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui comme lui aussi reçoit le châtiment de sa méchanceté.
    Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu’il était très-satisfait des prodiges qu’il venait d’entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu’elle lui faisait chaque nuit lui faisaient beaucoup de plaisir. En effet, ils étaient divertissants, et presque toujours assaisonnés d’une bonne morale. Il voyait bien que la sultane les faisait adroitement succéder les uns aux autres, et il n’était pas fâché qu’elle lui donnât occasion par ce moyen de tenir en suspens à son égard l’exécution du serment qu’il avait fait si solennellement de ne garder une femme qu’une nuit et de la faire mourir le lendemain. Il n’avait même presque plus d’autre pensée que de voir s’il ne viendrait point à bout de lui en faire tarir le fonds.
    Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l’histoire d’Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avait été raconté jusqu’alors, dès qu’il fut éveillé, il prévint Dinarzade et il l’éveilla elle-même, en demandant à la sultane, qui venait de s’éveiller aussi, si elle était à la fin de ses contes.
    À la fin de mes contes, sire ! répondit la sultane en se récriant sur la demande, j’en suis bien éloignée : le nombre en est si grand qu’il ne me serait pas possible à moi-même d’en dire le compte précisément à Votre Majesté. Ce que je crains, sire, c’est qu’à la fin Votre Majesté ne s’ennuie et ne se lasse de m’entendre, plutôt que je manque de quoi l’entretenir sur cette matière.
    – Ôtez-vous cette crainte de l’esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter.
    La sultane Scheherazade, encouragée par ces paroles du sultan des Indes, commença à lui raconter une nouvelle histoire en ces termes : Sire, dit-elle, j’ai entretenu plusieurs fois Votre Majesté de quelques aventures arrivées au fameux calife Haroun Alraschid. Il lui en est arrivé un grand nombre d’autres, dont celle que voici n’est pas moins digne de votre curiosité.

     

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