• Histoire que raconte le Tailleur.

    « Sire, un bourgeois de cette ville me fit l’honneur, il y a deux jours, de m’inviter à un festin qu’il donnait hier matin à ses amis : je me rendis chez lui de très-bonne heure et j’y trouvai environ vingt personnes.
    « Nous n’attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver accompagné d’un jeune étranger très-proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous, levâmes tous, et, pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le faire lorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta : « Où allez-vous ? lui dit-il ; je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir ? — Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu, je vous supplie de ne pas me retenir et de permettre que je m’en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà : quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noire et plus horrible que le visage. »
    Le jour, qui parut en cet endroit, empêcha Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais la nuit suivante elle reprit ainsi sa narration :
    CXXXV NUIT.« Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir une très-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons point à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr le barbier. « Mes seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux et qu’il m’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait : c’est pour cela que je suis sorti de Bagdad, où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir m’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici ; cela m’oblige, mes seigneurs, à me priver malgré moi de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’aller coucher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. » En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous et de nous raconter la cause de l’aversion qu’il avait pour le barbier, qui pendant tout ce temps-là avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa et nous raconta ainsi son histoire, après avoir tourné le dos au barbier, de peur de le voir :
    « Mon père tenait dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir aspirer aux premières charges, mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvait mériter. Il n’eut que moi d’enfant, et quand il mourut j’avais déjà l’esprit formé et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’il m’avait laissés. Je ne les dissipai point follement, j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde.
    « Je n’avais point encore eu de passion ; et, loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce des femmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer, j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais et je m’assis sur un banc près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’une fenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j’avais les yeux attachés dessus lorsque la fenêtre s’ouvrit. Je vis paraître une jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi, et, en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me regarda avec un sourire qui m’inspira autant d’amour pour elle que j’avais eu d’aversion jusque là pour toutes les femmes. Après avoir arrosé ses fleurs et m’avoir lancé un regard plein de charmes qui acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevable.
    « J’y serais demeuré bien longtemps si le bruit que j’entendis dans la rue ne m’eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était le premier cadi de la ville, monté sur une mule et accompagné de cinq ou six de ses gens. Il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune dame avait ouvert une fenêtre ; il y entra, ce qui me fit juger qu’il était son père.
    « Je revins chez moi dans un état bien différent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti, agité d’une passion d’autant plus violente que je n’en avais jamais senti l’atteinte. Je me mis au lit avec une grosse fièvre qui répandit une grande affliction dans mon domestique. Mes parents, qui m’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent en diligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardai bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs remèdes au lieu de diminuer.
    « Mes parents commençaient à désespérer de ma vie lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva ; elle me considéra avec beaucoup d’attention, et, après m’avoir bien examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faire retirer tous mes gens.
    « Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Mon fils ? me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à cacher la cause de votre mal, mais je n’ai pas besoin que vous me la déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous me fassiez connaître qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de ne pas aimer les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce que j’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver l’occasion d’employer mes talents à vous tirer de peine. »
    Mais, sire, dit la sultane Scheherazade en cet endroit, je vois qu’il est jour. Schahriar se leva aussitôt, fort impatient d’entendre la suite d’une histoire dont il avait écouté le commencement avec plaisir.
    CXXXVI NUIT. Sire, dit le lendemain Scheherazade, le jeune nomme boiteux poursuivant son histoire : « La vieille dame, dit-il, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma réponse ; mais quoiqu’il eût fait sur moi beaucoup d’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du côté de la dame et poussai un grand soupir, sans lui rien dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de parler, ou si c’est manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citer une infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dans la même peine que vous et que j’ai soulagés. »
    « Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore que je rompis le silence. Je lui déclarai mon mal, je lui appris l’endroit où j’avais vu l’objet qui le causait et lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure : « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et de l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter sur ma reconnaissance. — Mon fils, me répondit la vieille dame, je connais la personne dont vous me parlez : elle est, comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez. C’est la plus belle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, elle est très-fière et d’un très-difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte si gênante : ils le sont encore davantage à les observer eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est lui seul plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues, pour la plupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que de celui de son père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelque autre dame, je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois. J’y emploierai néanmoins tout mon savoir-faire, mais il faudra du temps pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de la confiance en moi. »
    « La vieille me quitta, et comme je me représentai vivement tous les obstacles dont elle venait de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans son entreprise augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pas trompée, j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père. Vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amour pour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner le moindre soulagement ; elle m’a écoutée avec plaisir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir, mais d’abord que j’ai seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’a dit en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me revoir jamais si vous voulez me tenir de pareils discours. »
    « Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter, et, pourvu que la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. » Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus irrita mon mal à un point que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais donc regardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque la vieille me vint donner la vie.
    « Afin que personne ne l’entendit, elle me dit à l’oreille : « Songez au présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai sur mon séant et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous manquera pas, qu’avez-vous à me dire ? — Mon cher seigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous voir en parfaite santé et fort content de moi. Hier lundi j’allai chez la dame que vous aimez et je la trouvai en bonne humeur. Je pris d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance et laissai couler quelques larmes. « Ma bonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si affligée ? — Hélas ! ma chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneur de qui je vous parlais l’autre jour : c’en est fait, il va perdre la vie pour l’amour de vous ; c’est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part. — Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort. Comment puis-je y contribuer ? — Comment ? lui repartis-je. Hé ! ne vous disais-je pas l’autre jour qu’il était assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ; depuis ce moment, il languit, et son mal s’est tellement augmenté qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai l’honneur de vous dire. »
    Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit paraître le jour. La nuit suivante, elle poursuivit en ces termes l’histoire du jeune boiteux de Bagdad :
    CXXXVII NUIT. Sire, la vieille dame continuant de rapporter au jeune homme malade d’amour l’entretien qu’elle avait eu avec la fille du cadi : « Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitâtes dernièrement, lorsque je voulus vous parler de sa maladie et vous proposer un moyen de le délivrer du danger où il était. Je retournai chez lui après vous avoir quittée, et il ne connut pas plus tôt en me voyant, que je ne lui apportais pas une réponse favorable, que son mal en redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est prêt à perdre la vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver quand vous auriez pitié de lui. »
    « Voilà ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort l’ébranla et je vis son visage changer de couleur : « Ce que vous me racontez, dit-elle, est-il bien vrai, et n’est-il effectivement malade que pour l’amour de moi ? — Ah ! madame, repartis-je, cela n’est que trop véritable : plût à Dieu que cela fût faux ! — Hé ! croyez-vous, reprit-elle, que l’espérance de me voir et de me parler pût contribuer à le tirer du péril où il est ? — Peut-être bien, lui dit-je, et si vous me l’ordonnez j’essaierai ce remède. — Hé bien ! répliqua-t-elle en soupirant, faites-lui donc espérer qu’il me verra, mais il ne faut pas qu’il s’attende, à d’autres faveurs à moins qu’il n’aspire à m’épouser et que mon père ne consente à ce mariage. — Madame, m’écriai-je, vous avez bien de la bonté ! je vais trouver ce jeune seigneur et lui annoncer qu’il aura le plaisir de vous entretenir. — Je ne vois pas un temps plus commode à lui faire cette grâce, dit-elle, que vendredi prochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observe quand mon père sera sorti pour y aller et qu’il vienne aussitôt se présenter devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Je le verrai arriver par ma fenêtre et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous entretiendrons durant le temps de la prière, et il se retirera avant le retour de mon père. »
    « Nous sommes au mardi, continua la vieille, vous pouvez jusqu’à vendredi reprendre vos forces et vous disposer à cette entrevue. » À mesure que la bonne dame parlait, je sentais diminuer mon mal, ou plutôt je me trouvai guéri à la fin de son discours. « Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse qui était toute pleine ; c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. »
    « La dame m’ayant quitté, je me sentis assez de force pour me lever. Mes parents, ravis de me voir en si bon état, me firent des compliments et se retirèrent chez eux.
    « Le vendredi matin, la vieille arriva dans le temps que je commençais à m’habiller et que je choisissais l’habit le plus propre de ma garde-robe. « Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous portez ; l’occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je dois penser là-dessus : mais ne vous baignerez-vous pas avant que d’aller chez le premier cadi ? — Cela consumerait trop de temps, lui répondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier et de me faire raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai à un de mes esclaves d’en chercher un qui fût habile dans sa profession et fort expéditif.
    « L’esclave m’amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit après m’avoir salué : « Seigneur, il paraît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. » Je lui répondis que je sortais d’une maladie. « Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux et que sa grâce vous accompagne toujours. — J’espère, lui répliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. — Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, je prie Dieu qu’il vous conserve la santé ; dites-moi présentement de quoi il s’agit : j’ai apporté mes rasoirs et mes lancettes, souhaitez-vous que je vous rase ou que je vous tire du sang ? — Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie, et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser ; dépêchez-vous et ne perdons pas le temps à discourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midi précisément. »
    Scheherazade se tut en achevant ces paroles, à cause du jour qui paraissait. Le lendemain, elle reprit son discours de cette sorte :
    CXXXVIII NUIT.« Le barbier, dit le jeune boiteux de Bagdad, employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre, et alla au milieu de la cour d’un pas grave prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et en rentrant : « Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il, d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au vendredi dix-huitième de la lune de Safar, de l’an 653, depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l’an 7320, de l’époque du grand Iskender aux deux cornes ; et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu’aujourd’hui à l’heure qu’il est pour vous faire raser. Mais, d’un autre côté, cette même conjonction est d’un mauvais présage pour vous. Elle m’apprend que vous courez en ce jour un grand danger ; non pas véritablement de perdre la vie, mais d’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours ; vous devez m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur ; je serais fâché qu’il vous arrivât. »
    « Jugez, mes seigneurs, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un barbier si babillard et si extravagant : quel fâcheux contretemps pour un amant qui se préparait à un rendez-vous ! j’en fus choqué. « Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions : je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi, rasez-moi ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. »
    « Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n’en trouveriez pas un pareil quand vous le feriez faire exprès ? Vous n’avez demandé qu’un barbier, et vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très-profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous les raffinements de l’algèbre, un historien qui sait l’histoire de tous les royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie. J’ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poète, architecte ; mais que ne suis-je pas ? Il n’y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de mon mérite : il me chérissait, me caressait, et ne cessait de me citer dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme le premier homme du monde : je veux, par reconnaissance et par amitié pour lui, m’attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer. »
    « À ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire. « Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun ? m’écriai-je, et voulez-vous commencer à me raser ? »
    En cet endroit Scheherazade cessa de poursuivre l’histoire du boiteux de Bagdad, parce qu’elle aperçut le jour ; mais la nuit suivante elle en reprit ainsi la suite :
    CXXXIX NUIT. Le jeune boiteux continuant son histoire : « Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m’appelant babillard : tout le monde, au contraire, me donne l’honorable titre de silencieux. J’avais six frères que vous auriez pu avec raison appeler babillards, et afin que vous les connaissiez, l’aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C’étaient des discoureurs importuns ; mais moi qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours. »
    « De grâce, mes seigneurs, mettez-vous à ma place : quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné ? « Donnez-lui trois pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison ; qu’il s’en aille et me laisse en repos ; je ne veux plus me faire raser aujourd’hui. — Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours ? Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher, c’est vous qui m’avez fait venir ; et cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice. Toutes les fois qu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre les belles choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle ; je l’enlevais, et quand j’avais achevé : « Ah ! s’écriait-il, vous êtes une source inépuisable de sciences ! personne n’approche de la profondeur de votre savoir. — Mon cher seigneur, lui répondais-je, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais de lui faire :
    « Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revêtisse d’une de mes plus riches robes. » Je reçus ce présent sur-le-champ ; aussitôt je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses. »
    « Il n’en demeura pas là : il enfila un autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre et chagrin de voir que le temps s’écoulait sans que j’en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. « Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autre homme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager les gens. »
    La clarté du jour, qui se faisait voir dans l’appartement de Schahriar, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. Le lendemain elle continua son récit de cette manière :
    CXL NUIT.« Je crus, dit le jeune boiteux de Bagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours, et m’expédiez promptement ; une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » À ces mots il se mit à rire : « Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents : je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur : c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul. Ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire sans vanité qu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées : on ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme ; je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander. »
    — « Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours, qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire ? Rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit en frappant du pied contre terre.
    « Quand il vit que j’étais fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas, nous allons commencer. » Effectivement, il me lava la tête et se mit à me raser ; mais il ne m’eut pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes. »
    — Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. — C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. — Et il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis. Vous devriez déjà m’avoir rasé. — Modérez votre ardeur, répliqua-t-il ; vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais que vous me dissiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirais mon sentiment : vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi et qu’il ne sera midi que dans trois heures. — Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je ; les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné. Mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous je tombe dans les défauts des barbiers babillards ; achevez vite de me raser. »
    « Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir. ».
    Scheherazade voyant paraître le jour, garda le silence. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire commencée :
    CXLI NUIT.« Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint : « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas : il y a encore trois heures jusqu’à midi ; j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. — Juste ciel ! m’écriai-je, ma patience est à bout, je n’y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je ne t’étrangle ! — Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement ; vous ne craignez pas de retomber malade ; ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais en me rasant il ne put s’empêcher de parler : « Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.
    « Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres ! s’écria-t-il ; vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi : je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. — Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni. Je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera ; je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez ; car j’en ai d’excellent dans ma cave : mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire. »
    « Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais : « Dieu vous récompense ! s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis. Je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. — J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. « Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandait : il cessa de me raser pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beau pester et enrager, le bourreau ne s’empressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments ; puis, s’arrêtant tout à coup : « Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez libéral ; je commence à connaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance ; car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous ; en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain, à Sali qui vend des pois chiches grillés par les rues, à Salout qui vend des fèves, à Akerscha qui vend des herbes, à Abou Mekarès qui arrose les rues pour abattre la poussière, et à Cassem de la garde du calife. Tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie : ils ne sont ni fâcheux, ni querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout qui frotte le monde au bain : regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter. »
    Scheherazade n’en dit pas davantage, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le lendemain elle poursuivit sa narration dans ces termes :
    CXLII NUIT.« Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux ; et, quoique je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés. Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres, et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous faire retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que chez moi vous n’aurez que du plaisir. »
    « Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas à faire, j’accepterais la proposition que vous me faites, j’irais de bon cœur me réjouir avec vous ; mais je vous prie de m’en dispenser, je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie : achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner ; vos amis sont déjà, peut-être, dans votre maison. — Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande, venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content que vous renonceriez pour eux à vos amis. — Ne parlons plus de cela, lui répondis-je, je ne puis être de votre festin. »
    « Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt, je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser aller seul ; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. — Ciel ! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux ? Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ; allez trouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne ; aussi bien, il faut que je vous l’avoue, le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. — Vous vous moquez, seigneur, repartit-il ; si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue ; je vous accompagnerai malgré vous. »
    « Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce maudit barbier ? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. » D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà, pour la première fois, à la prière de midi, et qu’il était temps de partir : ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser, et cela étant fait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez ; je vous attends : je ne partirai pas sans vous. »
    « Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois, je me hâtai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de rue pour m’observer et me suivre : en effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai, et l’aperçus à l’entrée de la rue ; j’en eus un chagrin mortel.
    « La porte du cadi était à demi, ouverte ; et en entrant je vis la vieille dame qui m’attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peine commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie que c’était le cadi son père qui revenait déjà de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.
    « J’eus alors deux sujets de crainte : l’arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très-rarement, et que, comme elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude, et vous allez voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.
    « Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait mérité. L’esclave poussait de grands cris qu’on entendait dans la rue ; le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt ; on lui demande ce qu’il a, et quel secours on peut lui donner. « Hélas ! s’écria-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ; » et, sans rien dire davantage, il court chez moi, en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n’est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maître : « Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte. »
    Le cadi courut aussitôt lui-même, ouvrit la porte, et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait ? — Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas et qui ne m’a point offensé ? voilà ma maison ouverte, entrez, voyez, cherchez. — Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. — Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-ce qu’il est dans ma maison ? et s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? — Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier ; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière du midi ; vous en avez sans doute été averti, vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. — Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat ; si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et qu’à le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout. »
    Scheherazade, en cet endroit, ayant aperçu le jour, cessa de parler. Schahriar se leva en riant du zèle indiscret du barbier, et fort curieux de savoir ce qui s’était passé dans la maison du cadi, et par quel accident le jeune homme pouvait être devenu boiteux. La sultane satisfit sa curiosité le lendemain, et reprit la parole dans ces termes :
    CXLIII NUIT. Le tailleur continua de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il avait commencée : « Sire, dit-il, le jeune boiteux poursuivit ainsi : Comme j’avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta. Il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent dont ma bourse était pleine ; et tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez ! Seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux, et à qui nous avons tant d’obligation, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute : et si de mon côté je ne m’étais pas obstiné à vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu ? Où allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. »
    « C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan[51] dont le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait attiré : « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sans peine, car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontra le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu.
    « Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure : je la lui racontai, ensuite je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous ? — Je ne veux point y retourner, lui répondis-je ; ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir trouver : j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. » Effectivement, dès que je fus guéri je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien, je fis une donation à mes parents.
    « Je partis donc de Bagdad, mes seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais lieu d’espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien ; et cependant je le trouve parmi vous. Ne soyez donc pas surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui est cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. » En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si grand sujet de mortification.
    « Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et lui dîmes qu’il avait tort, si ce que nous venions d’entendre était véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la tête, qu’il avait toujours tenue baissée jusqu’alors ; le silence que j’ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenu vous doit être un témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord. Mais quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que j’ai fait. Je vous en rends juges vous-mêmes : Ne s’était-il pas jeté dans le péril, et sans mon secours en serait-il sorti si heureusement ? Il est trop heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on le maltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi, et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servir des gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard : c’est une pure calomnie. De sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins et qui ai le plus d’esprit en partage. Pour vous en faire convenir, mes seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention. »

     
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  • Histoire racontée par le Médecin juif.

    « Sire, pendant que j’étudiais en médecine à Damas, et que je commençais à y exercer ce bel art avec quelque réputation, un esclave me vint quérir pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis et l’on m’introduisit dans une chambre, où je trouvai un jeune homme très-bien fait, fort abattu du mal qu’il souffrait. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment ; mais il me fit un signe des yeux pour me marquer qu’il m’entendait et qu’il me remerciait. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance de ne savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin et non pas la gauche. » Je ne laissai pas de lui tâter le pouls, et après avoir écrit une ordonnance je me retirai.
    « Je continuai mes visites pendant neuf jours, et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que d’aller au bain. Le gouverneur de Damas, qui était présent, pour me marquer combien il était content de moi, me fit revêtir en sa présence d’une robe très-riche, en me disant qu’il me faisait médecin de l’hôpital de la ville et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvais aller librement manger à sa table quand il me plairait.
    « Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes, et quand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite lui manquait. Je remarquai même qu’il n’y avait pas longtemps qu’on la lui avait coupée : c’était aussi la cause de sa maladie, que l’on m’avait cachée, et, tandis qu’on y appliquait des médicaments propres à le guérir promptement, on m’avait appelé pour empêcher que la fièvre qui l’avait pris n’eût de mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il le remarqua bien sur mon visage : « Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée : je vous en dirai quelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. »
    « Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table ; nous nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvait, sans intéresser sa santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-seulement il le pouvait, mais qu’il lui était très-salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je repartis que j’étais tout à lui le reste de la journée. Aussitôt il commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation, puis nous partîmes et nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade, et, après nous être assis sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisait un bel ombrage, le jeune homme me fit de cette sorte le récit de son histoire :
    « Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de la ville. Mon père était l’aîné de dix enfants que mon aïeul laissa, en mourant, tous en vie et mariés. Mais, de ce grand nombre de frères, mon père fut le seul qui eut des enfants, encore n’eut-il que moi. Il prit un très-grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant de ma condition ne devait pas ignorer… » Mais, sire, dit Scheherazade en se reprenant dans cet endroit, l’aurore, qui paraît, m’impose silence. À ces mots elle se tut et le sultan se leva.
    CXXVIII NUIT. Le lendemain, Scheherazade reprenant la suite de son discours de la nuit précédente : Le médecin juif, dit-elle, continuant de parler au sultan de Casgar : « Le jeune homme de Moussoul, ajouta-t-il, poursuivit ainsi son histoire :
    « J’étais déjà grand, et je commençais à fréquenter le monde, lorsqu’un vendredi je me trouvai à la prière de midi avec mon père et mes oncles dans la grande mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnait par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux, et, s’entretenant de plusieurs choses, la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit que si l’on en voulait croire le rapport uniforme d’une infinité de voyageurs, il n’y avait pas au monde un plus beau pays que l’Égypte et le Nil, et ce qu’il en raconta m’en donna une si grande idée que dès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dirent pour donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, ne firent pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentiment de celui de ses frères qui avait parlé en faveur de l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie : « Quoiqu’on en veuille dire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte n’a pas vu ce qu’il y a de plus singulier au monde ! La terre y est toute d’or, c’est-à-dire si fertile qu’elle enrichit ses habitants. Toutes les femmes y charment ou par leur beauté ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil y a-t-il un fleuve plus admirable ! Quelle eau fut jamais plus légère et plus délicieuse ! Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son débordement n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans travail mille fois plus que les autres terres, avec toute la peine que l’on prend à les cultiver ! Écoutez ce qu’un poète obligé d’abandonner l’Égypte, disait aux Égyptiens : « Votre Nil vous comble tous les jours de biens, c’est pour vous uniquement qu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux : vous allez continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. »
    « Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’île que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure ! quel émail de toutes sortes de fleurs ! Quelle quantité prodigieuse de villes, de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l’autre côté, en remontant vers l’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure, de tant de campagnes arrosées par les différents canaux de l’île, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que particuliers ! Si vous allez jusqu’aux pyramides, vous serez saisis d’étonnement, vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses de pierres d’une grosseur énorme qui s’élèvent jusqu’aux cieux : vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons, qui ont employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venus après eux non-seulement en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention, pour avoir laissé des monuments si dignes de leur mémoire. Ces monuments, si anciens que les savants ne sauraient convenir entre eux du temps qu’on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Égypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles et mille autres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vous en parle avec connaissance : j’y ai passé quelques années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de ma vie. »
    Scheherazade parlait ainsi lorsque la lumière du jour, qui commençait à naître, vint frapper ses yeux. Elle demeura aussitôt dans le silence ; mais sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :
    CXXIX NUIT.« Mes oncles n’eurent rien à répliquer à mon père, poursuivit le jeune homme de Moussoul, et demeurèrent d’accord de tout ce qu’il venait de dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d’Égypte. Pour moi, j’en eus l’imagination si remplie que je n’en dormis pas la nuit. Peu de temps après, mes oncles firent bien connaître eux-mêmes combien ils avaient été frappés du discours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous ensemble le voyage d’Égypte. Il accepta la proposition, et comme ils étaient de riches marchands, ils résolurent de porter avec eux des marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris qu’ils faisaient les préparatifs de leur départ : j’allai trouver mon père, je le suppliai les larmes aux yeux de me permettre de l’accompagner, et de m’accorder un fonds de marchandises pour en faire le débit moi-même. « Vous êtes encore trop jeune, me dit-il, pour entreprendre le voyage d’Égypte : la fatigue en est trop grande, et de plus je suis persuadé que vous vous y perdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas l’envie de voyager. J’employai le crédit de mes oncles auprès de mon père, dont ils obtinrent enfin que j’irais seulement jusqu’à Damas, où ils me laisseraient pendant qu’ils continueraient leur voyage jusqu’en Égypte : « La ville de Damas, dit mon père, a aussi ses beautés, et il faut qu’il se contente de la permission que je lui donne d’aller jusque-là. » Quelque désir que j’eusse de voir l’Égypte, après ce que je lui en avais ouï dire, il était mon père, je me soumis à sa volonté.
    « Je partis donc de Moussoul avec mes oncles et lui. Nous traversâmes la Mésopotamie ; nous passâmes l’Euphrate, nous arrivâmes à Alep, où nous séjournâmes peu de jours, et de là nous nous rendîmes à Damas, dont l’abord me surprit très-agréablement. Nous logeâmes tous dans un même khan : je vis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde et très-bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tous ces jardins délicieux qui sont aux environs, comme nous le pouvons voir d’ici, et nous convînmes que l’on avait raison de dire que Damas était au milieu d’un paradis. Mes oncles enfin songèrent à continuer leur route : ils prirent soin auparavant de vendre mes marchandises, ce qu’ils firent si avantageusement pour moi que j’y gagnai cinq cents pour cent : cette vente produisit une somme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur.
    « Mon père et mes oncles me laissèrent donc à Damas et poursuivirent leur voyage. Après leur départ, j’eus une grande attention à ne pas dépenser mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maison magnifique : elle était toute de marbre, ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur ; elle avait un jardin où l’on voyait de très-beaux jets d’eau. Je la meublai, non pas à la vérité aussi richement que la magnificence du lieu le demandait, mais du moins assez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avait autrefois appartenu à un des principaux seigneurs de la ville nommé Modoun Abdalrahim, et elle appartenait alors à un riche marchand joaillier, à qui je n’en payais que deux scherifs par mois. J’avais un assez grand nombre de domestiques ; je vivais honorablement, je donnais quelquefois à manger aux gens avec qui j’avais fait connaissance, et quelquefois j’allais manger chez eux. C’est ainsi que je passais le temps à Damas en attendant le retour de mon père : aucune passion ne troublait mon repos, et le commerce des honnêtes gens faisait mon unique occupation.
    « Un jour, que j’étais assis à la porte de ma maison et que je prenais le frais, une dame fort proprement habillée, et qui paraissait fort bien faite, vint à moi et me demanda si je ne vendais pas des étoffes. En disant cela, elle entra dans le logis. »
    En cet endroit, Scheherazade voyant qu’il était jour, se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :
    CXXX NUIT.« Quand je vis, dit le jeune homme de Moussoul, que la dame était entrée dans ma maison, je me levai, je fermai la porte, et je la fis entrer dans une salle où je la priai de s’asseoir. « Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes qui étaient dignes de vous être montrées, mais je n’en ai plus présentement et j’en suis très-fâché. » Elle ôta le voile qui lui couvrait le visage et fit briller à mes yeux une beauté dont la vue me fit sentir des mouvements que je n’avais point encore sentis. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, je viens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous si vous l’avez pour agréable : je ne vous demande qu’une légère collation. »
    « Ravi d’une si bonne fortune, je donnai ordre à mes gens de nous apporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous fûmes servis promptement, nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous réjouîmes jusqu’à minuit : enfin je n’avais point encore passé de nuit si agréablement que je passai celle-là. Le lendemain matin je voulus mettre dix scherifs dans la main de la dame, mais elle la retira brusquement : « Je ne suis pas venue vous voir, dit-elle, dans un esprit d’intérêt, et vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent de vous, je veux que vous en receviez de moi, autrement je ne vous reverrai plus : » en même temps elle tira dix scherifs de sa bourse et me força de les prendre. « Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le coucher du soleil. » À ces mots, elle prit congé de moi et je sentis qu’en partant elle emportait mon cœur avec elle.
    « Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de revenir à l’heure marquée, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d’un homme qui l’attendait impatiemment. Nous passâmes la soirée et la nuit comme la première fois, et le lendemain, en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut point partir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs.
    « Étant revenue pour la troisième fois, et lorsque le vin nous eut échauffés tous deux, elle me dit : « Mon cher cœur, que pensez-vous de moi ? ne suis-je pas belle et amusante ? — Madame, lui répondis-je, cette question est assez inutile ; toutes les marques d’amour que je vous donne doivent vous persuader que je vous aime ; je suis charmé de vous voir et de vous posséder ; vous êtes ma reine, ma sultane ; vous faites tout le bonheur de ma vie. — Ah ! je suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir ce langage si vous aviez vu une dame de mes amies qui est plus jeune et plus belle que moi ; elle a l’humeur si enjouée qu’elle ferait rire les gens les plus mélancoliques. Il faut que je vous l’amène ici : je lui ai parlé de vous, et sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d’envie de vous voir. Elle m’a priée de lui procurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la satisfaire sans vous en avoir parlé auparavant. — Madame, repris-je, vous ferez ce qu’il vous plaira, mais quelque chose que vous me puissiez dire de votre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon cœur, qui est si fortement attaché à vous que rien n’est capable de l’en détacher. — Prenez-y bien garde, répliqua-t-elle, je vous avertis que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. »
    « Nous en demeurâmes là, et le lendemain, en me quittant, au lieu de dix scherifs, elle m’en donna quinze, que je fus forcé d’accepter : « Souvenez-vous, me dit-elle, que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôtesse, songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heure accoutumée, après le coucher du soleil. » Je fis orner la salle et préparer une belle collation pour le jour qu’elles devaient venir. »
    Scheherazade s’interrompit en cet endroit parce qu’elle remarqua qu’il était jour. La nuit suivante, elle reprit la parole dans ces termes :
    CXXXI NUIT. Sire, le jeune homme de Moussoul continua de raconter son histoire au médecin juif : « J’attendis, dit-il, les deux dames avec impatience et elles arrivèrent enfin à l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre, et si j’avais été surpris de la beauté de la première, j’eus sujet de l’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avait des traits réguliers, un visage parfait, un teint vif et des yeux si brillants que j’en pouvais à peine soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisait et la suppliai de m’excuser si je ne la recevais pas comme elle le méritait. « Laissons là les compliments, me dit-elle, ce serait à moi à vous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies et ne songeons qu’à nous réjouir. »
    « Comme j’avais donné ordre qu’on nous servit la collation d’abord que les dames seraient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-vis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me regarder en souriant. Je ne pus résister à ses regards vainqueurs et elle se rendit maîtresse de mon cœur sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’en inspirant, et, loin de se contraindre, elle me dit des choses assez vives.
    « L’autre dame qui nous observait, n’en fit d’abord que rire : « Je vous l’avais bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante, et je m’aperçois que vous avez déjà violé le serment que vous m’aviez fait de m’être fidèle. — Madame, lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous plaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vous m’avez amenée et que vous chérissez : vous pourriez me reprocher l’une et l’autre que je ne saurais pas faire les honneurs de la maison. »
    « Nous continuâmes de boire ; mais à mesure que le vin nous échauffait, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de retenue que son amie en conçut une jalousie violente dont elle nous donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva et sortit en nous disant qu’elle allait revenir ; mais peu de moments après, la dame qui était restée avec moi changea de visage, il lui prit de grandes convulsions et enfin elle rendit l’âme entre mes bras, tandis que j’appelais du monde pour m’aider à la secourir. Je sors aussitôt, je demande l’autre dame ; mes gens me dirent qu’elle avait ouvert la porte de la rue et qu’elle s’en était allée. Je soupçonnai alors, et rien n’était plus véritable, que c’était elle qui avait causé la mort de son amie. Effectivement, elle avait eu l’adresse et la malice de mettre d’un poison très-violent dans la dernière tasse qu’elle lui avait présentée elle-même.
    « Je fus vivement affligé de cet accident : « Que ferai-je ? dis-je alors en moi-même ? Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maison était pavée, et fis creuser en diligence une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage, avec tout ce que j’avais d’argent, et je fermai tout jusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en était propriétaire, je lui payai ce que je lui devais de loyer, avec une année d’avance, et lui donnant la clef, je le priai de me la garder : « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour quelque temps : il faut que j’aille trouver mes oncles au Caire. » Enfin je pris congé de lui, et, dans le moment, je montai à cheval et partis avec mes gens qui m’attendaient. »
    Le jour, qui commençait à paraître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :
    CXXXII NUIT.« Mon voyage fut heureux, poursuivit le jeune homme de Moussoul : j’arrivai au Caire sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis pour excuse que je m’étais ennuyé de les attendre et que, ne recevant d’eux aucunes nouvelles, mon inquiétude m’avait fait entreprendre ce voyage. Il me reçurent fort bien et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le même khan et vis tout ce qu’il y avait de beau à voir au Caire.
    « Comme ils avaient achevé de vendre leurs marchandises, ils parlaient de s’en retourner à Moussoul, et ils commençaient déjà à faire les préparatifs de leur départ ; mais n’ayant pas vu tout ce que j’avais envie de voir en Égypte, je quittai mes oncles et allai me loger dans un quartier fort éloigné de leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent partis. Ils me cherchèrent longtemps par toute la ville ; mais, ne me trouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égypte contre la volonté de mon père m’avait obligé de retourner à Damas sans leur en rien dire, et ils partirent dans l’espérance de m’y rencontrer et de me prendre en passant.
    « Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avais de voir toutes les merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchand joaillier en lui mandant de me conserver sa maison, car j’avais dessein de retourner à Damas et de m’y arrêter encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure au Caire qui mérite de vous être racontée, mais vous allez sans doute être fort surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.
    « En arrivant en cette ville, j’allai descendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie et qui voulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison pour me faire voir que personne n’y était entré pendant mon absence. En effet, le sceau était encore en son entier sur la serrure. J’entrai et trouvai toutes choses dans le même état où je les avais laissées.
    « En nettoyant et en balayant la salle où j’avais mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’or en forme de chaîne, où il y avait d’espace en espace dix perles très-grosses et très-parfaites ; il me l’apporta et je le reconnus pour celui que j’avais vu au cou de la jeune dame qui avait été empoisonnée. Je compris qu’il s’était détaché et qu’il était tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regarder sans verser des larmes en me souvenant d’une personne si aimable et que j’avais vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai et le mis précieusement dans mon sein.
    « Je passai quelques jours à me remettre des fatigues de mon voyage ; après quoi, je commençai à voir les gens avec qui j’avais fait autrefois connaissance. Je m’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement je dépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendre mes meubles, je résolus de me défaire du collier, mais je me connaissais si peu en perles que je m’y pris fort mal, comme vous l’allez entendre.
    « Je me rendis au bezestan, où tirant à part un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je le voulais vendre et que je le priais de le faire voir aux principaux joailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou : « Ah ! la belle chose ! s’écria-t-il après l’avoir regardé longtemps avec admiration ; jamais nos marchands n’ont rien vu de si riche : je vais leur faire un grand plaisir, et vous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix à l’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique et il se trouva que c’était celle du propriétaire de ma maison. « Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôt vous apporter la réponse. »
    « Tandis qu’avec beaucoup de secret il alla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près du joaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et, me prenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimait le collier pour le moins mille scherifs, il m’assura qu’on n’en voulait donner que cinquante : « C’est qu’on m’a dit, ajouta-t-il, que les perles étaient fausses ; voyez si vous voulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur sa parole, et que j’avais besoin d’argent : « Allez, lui dis-je, je m’en rapporte à ce que vous me dites et à ceux qui s’y connaissent mieux que moi ; livrez-le et m’en apportez l’argent tout à l’heure. »
    « Le crieur m’était venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche joaillier du bezestan, qui n’avait fait cette offre que pour me sonder et savoir si je connaissais bien la valeur de ce que je mettais en vente. Ainsi, il n’eut pas plus tôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec lui chez le lieutenant de police, à qui montrant le collier : « Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé, et le voleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposer en vente, et il est actuellement dans le bezestan. Il se contente, poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille. Rien ne saurait mieux prouver que c’est un voleur. »
    « Le lieutenant de police m’envoya arrêter sur-le-champ ; et, lorsque je fus devant lui, il me demanda si le collier qu’il tenait à la main n’était pas celui que je venais de mettre en vente au bezestan. Je lui répondis que oui. Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pour cinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Hé bien ! dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne la bastonnade, il nous dira bientôt, avec son bel habit de marchand, qu’il n’est qu’un franc voleur : qu’on le batte jusqu’à ce qu’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faire un mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avais volé le collier, et aussitôt le lieutenant de police me fit couper la main.
    « Cela causa un grand bruit dans le bezestan, et je fus à peine de retour chez moi que je vis arriver le propriétaire de la maison : « Mon fils, me dit-il, vous paraissez un jeune homme si sage et si bien élevé ! Comment est-il possible que vous ayez commis une action aussi indigne que celle dont je viens d’entendre parler ? Vous m’avez instruit vous-même de votre bien et je ne doute pas qu’il ne soit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé de l’argent ? je vous en aurais prêté ; mais après ce qui vient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus longtemps dans ma maison : prenez votre parti, allez chercher un autre logement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles : je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre de rester encore trois jours dans sa maison, ce qu’il m’accorda.
    « Hélas ! m’écriai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ! Tout ce que je pourrai dire à mon père sera-t-il capable de lui persuader que je suis innocent ! »
    Scheherazade s’arrêta en cet endroit parce qu’elle vit paraître le jour. Le lendemain, elle continua cette histoire dans ces termes :
    CXXXIII NUIT.« Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, dit le jeune homme de Moussoul, je vis avec étonnement entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec le propriétaire de ma maison et le marchand qui m’avait accusé faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce qui les amenait ; mais, au lieu de me répondre, ils me lièrent et garrottèrent en m’accablant d’injures et en me disant que le collier appartenait au gouverneur de Damas, qui l’avait perdu depuis trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avait disparu. Jugez de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle. Je pris néanmoins ma résolution : « Je dirai la vérité au gouverneur, disais-je en moi-même, ce sera à lui de me pardonner ou de me faire mourir. »
    « Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, je remarquai qu’il me regarda d’un œil de compassion et j’en tirai un bon augure. Il me fit délier, et puis, s’adressant au marchand joaillier mon accusateur, et au propriétaire de ma maison : « Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a exposé en vente le collier de perles ? » Ils ne lui eurent pas plus tôt répondu que oui, qu’il dit : « je suis assuré qu’il n’a pas volé le collier, et je suis fort étonné qu’on lui ai fait une si grande injustice. » Rassuré par ces paroles : « Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je suis en effet très-innocent. Je suis même persuadé que le collier n’a jamais appartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dont l’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Il est vrai que j’ai confessé que j’avais fait ce vol ; mais j’ai fait cet aveu contre ma conscience, pressé par les tourments, et pour une raison que je suis prêt à vous dire si vous avez la bonté de vouloir m’écouter. — J’en sais déjà assez, répliqua le gouverneur, pour vous rendre tout à l’heure une partie de la justice qui vous est due. Qu’on ôte d’ici, continua-t-il, le faux accusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait souffrir à cet homme, dont l’innocence m’est connue. »
    « On exécuta sur-le-champ l’ordre du gouverneur. Le marchand joaillier fut emmené et puni comme il le méritait. Après cela, le gouverneur ayant fait sortir tout le monde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans crainte de quelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne me déguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’était passé et lui avouai que j’avais mieux aimé passer pour un voleur que de révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu ! s’écria le gouverneur dès que j’eus achevé de parler, vos jugements sont incompréhensibles, et nous devons nous y soumettre sans murmure ! Je reçois avec une soumission entière le coup dont il vous a plu de me frapper. » Ensuite m’adressant la parole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté la cause de votre disgrâce, dont je suis très-affligé, je veux vous faire aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de ces deux dames dont vous venez de m’entretenir. »
    En achevant ces derniers mots, Scheherazade vit paraître le jour. Elle interrompit sa narration, et, sur la fin de la nuit suivante, elle la continua de cette manière :
    CXXXIV NUIT. Sire, dit-elle, voici le discours que le gouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul : « Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, était l’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée au Caire à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avait apprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une manière si déplorable entre vos bras, était fort sage et ne m’avait jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit avec elle une liaison étroite et la rendit insensiblement aussi méchante qu’elle.
    « Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son aînée, qui était revenue au logis ; mais, au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer si amèrement que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai de m’instruire de ce que je voulais savoir : « Mon père, me répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville ; mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant l’aînée, qui se repentait sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur ; elle se priva même de toute nourriture et mit fin par là à ses déplorables jours.
    « Voilà, continua le gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquels ils sont exposés. Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs et ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté qu’elles n’en ont eu, et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la mienne, et, après ma mort, vous serez, vous et elle, mes seuls héritiers. — Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés et je ne pourrai jamais vous en marquer assez de reconnaissance. — Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler des témoins et dresser un contrat de mariage ; ensuite j’épousai sa fille sans cérémonie.
    « Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui m’avait faussement accusé, il fit confisquer à mon profit tous ses biens, qui sont très-considérables ; enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en Égypte, exprès pour m’y chercher, ayant en passant découvert que j’étais en cette ville, me remit hier une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père et m’invitent à aller recueillir sa succession à Moussoul ; mais, comme l’alliance et l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettent pas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au lieu de la droite. »
    « Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le gouverneur vécut. Après sa mort, comme j’étais à la fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse et allai dans les Indes, et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur la profession de médecin. »
    Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au juif, que ce que tu viens de me raconter est extraordinaire ; mais, franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bien plus réjouissante ; ainsi n’espère pas que je te donne la vie, non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. — Attendez, de grâce, sire, s’écria le tailleur en s’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisque votre majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter ne lui déplaira pas. — Je veux bien t’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance et commença son discours dans ces termes :

     
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  • La petite Voleuse.

     

    Le ministre faisait sa toiletteMademoiselle Aki était une jeune fille de dix-sept ans. Ses parents l'avaient gâtée. Comme toutes les jeunes filles qui sont gâtées par leurs parents, elle était vaniteuse, capricieuse et méchante. Elle avait un très vilain défaut. Aki était voleuse. Elle volait partout, elle volait toujours, elle volait tant qu'elle pouvait. Et, chose assez curieuse, elle ne se faisait jamais prendre. La coquine était d'une habileté rare. Du reste, vous allez en juger.
    Un beau matin, elle prend un panier, le remplit de poissons, et quitte la maison, sans rien dire. Ses parents lui donnant malheureusement toute liberté de suivre ses caprices, et ne s'informant jamais de ses allées et venues, la laissent sortir, sans même lui demander où elle va avec ce panier. Aki longe un moment la rue, tourne à droite, traverse une longue place, enfile une vaste avenue et arrive devant une maison d'apparence bourgeoise.
    C'est là que demeure le très honorable et très distingué ministre Sanjo. La jeune fille entre par la porte cochère, traverse la cour, comme une habituée de la maison, tourne sur la gauche et se dirige vers la cuisine. Mme Osandon, la digne et replète cuisinière de M. le ministre, est en train de préparer le déjeuner de son maître.
    – Bonjour, Madame Osandon, lui dit Aki en la saluant, je suis la fille de M. Takeyoshi, le marchand de soieries qui habite la rue de Hongo. Hier soir, votre maître a rendu à mon père un service important. Et mon père m'envoie le remercier en son nom, en attendant qu'il se présente lui-même. Il m'a chargé de remettre à M. le ministre ce panier de poissons. Quoique ce soit peu de chose, veuillez prier votre maître de l'accepter comme un faible témoignage de notre reconnaissance.
    La brave cuisinière n'a aucun motif de mettre en doute la sincérité de cette jeune fille. Elle accepte le panier, va trouver le ministre qui faisait sa toilette, et lui répète les paroles d'Aki. Le ministre, après avoir écouté, réfléchit un instant, puis il répond:
    – Je ne connais personne du nom de Takeyoshi; j'ignore s'il y a un marchand de soieries de ce nom dans la rue de Hongo; je n'ai pas souvenance d'avoir rendu hier soir un service quelconque à qui que ce soit. La chose m'eût été difficile, vu que je ne suis pas sorti hier de toute la journée. Il y a là une erreur; cette jeune fille se trompe d'adresse; reporte-lui son panier.
    Pendant que se tenait ce petit bout de conversation dans la chambre du ministre Mlle Aki, restée seule à la cuisine, avait jeté un coup d'œil sur les étagères; elle avait aperçu une petite tasse de valeur, et très délicatement, l'avait glissée dans les profondeurs de sa manche.
    Mais, cela étant en dehors du programme, et n'étant arrivé que par hasard, ne nous y arrêtons pas, et continuons.
    Mme Osandon redescend donc à la cuisine, et rend le panier à la jeune fille, en lui rapportant les paroles de son maître.
    – C'est curieux! répond Aki, en reprenant le panier… C'est pourtant bien ici!… Aurais-je mal entendu?… Je suis si sotte!… Je vais retourner à la maison, et demander de nouveau à mon père. Voudriez-vous être assez aimable pour me permettre de déposer mon panier ici? Je reviendrai dans tous les cas le prendre.
    – Il n'y a pas d'inconvénient, Mademoiselle. Aki dépose donc son panier dans un coin de la cuisine; puis, saluant profondément Mme Osandon, elle reprend le chemin par lequel elle est venue. Vous vous demandez peut-être pourquoi la rusée jeune fille a laissé là son panier? Pourquoi? Je vous le donne en mille. Inutile de vous creuser la tête. Vous ne devinerez pas. Mais vous allez comprendre tout à l'heure, et vous ne pourrez vous empêcher de penser: quelle petite coquine! D'abord, elle ne retourne pas chez elle, tout naturellement. La voilà qui remonte l'avenue, enfile la rue de Sakanacho et s'arrête devant la boutique d'un horloger.
    Aki reprit le panier qu'elle avait déposé à la cuisine.– Pardon! dit-elle en entrant. Je viens de la part de Mme Sanjo, la femme du ministre. Est-ce que vous avez de belles montres en or? – Mais parfaitement, Mademoiselle. En désirez-vous de grandes ou de petites?
    – Voici. Ma maîtresse voudrait en voir quelques-unes de dimensions différentes, pour pouvoir faire son choix. Elle est très fatiguée aujourd'hui et ne peut quitter la chambre. Il lui faut cependant une montre pour ce soir. Ne voudriez-vous pas en confier quelques-unes à votre apprenti, et le prier de m'accompagner chez ma maîtresse?
    – Je n'ai pas l'habitude de confier des montres à mon apprenti. Mais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je puis vous accompagner moi-même. – Ce sera encore mieux!
    L'horloger, lui non plus, n'a aucune raison de soupçonner la jeune fille. Il choisit douze belles montres, les introduit dans une boîte, enveloppe la boîte d'un beau foulard de soie, met son manteau et part avec Aki.
    Ils arrivent chez M. le ministre, entrent par la porte cochère, et pénètrent dans la cour. Arrivés là, la petite rusée dit à son compagnon:
    – Comme Madame est couchée, elle serait peut-être contrariée de vous recevoir chez elle. Passez-moi les montres; je vais les lui porter. Et attendez-moi ici, ce ne sera pas long.
    L'horloger sans méfiance passe la boîte à Aki, et les montres vont rejoindre la tasse de tout à l'heure dans les profondeurs de sa manche…
    La jeune fille se rend à la cuisine, où elle retrouve Mme Osandon:
    – Excusez-moi, dit-elle en entrant, je me suis effectivement trompée. Ce n'est pas chez M. le ministre Sanjo que mon père m'envoyait, mais bien chez un certain M. Sonjo. Pardonnez-moi le dérangement que je vous ai occasionné tantôt.
    – Il n'y a pas de quoi, Mademoiselle, répond la cuisinière; tout le monde peut se tromper.
    Aki reprend donc le panier aux poissons qu'elle avait déposé à la cuisine, vous commencez à comprendre dans quel but. Elle salue la bonne, et revient vers la cour, où attendait l'horloger.
    – Madame est en train d'examiner les montres, dit-elle; dès qu'elle aura fait son choix, elle doit vous faire appeler. Patientez encore quelques secondes, et veuillez m'excuser; il faut que j'aille porter ces poissons à une amie de Madame.
    Là-dessus elle le quitte et sort de la cour.
    L'horloger, qui la voit sortir, un panier de poissons au bras, alors qu'elle est entrée les mains vides, n'a pas un instant la pensée de douter qu'elle soit une domestique de Mme Sanjo. Il ne soupçonne pas, le brave homme que, dans la manche de cette fille qui vient de sortir, reposent insouciantes les douze montres en or, qu'il a apportées de chez lui!
    Il attend un bon quart d'heure. Mais personne ne vient. On a l'air, dans la maison, de ne pas même songer à lui. Impatienté, il se rend à son tour à la cuisine.
    – Eh bien! dit-il à la cuisinière, est-ce que Madame a terminé son choix?
    – Quel choix?
    – Mais… le choix des montres.
    – Quelles montres?
    L'horloger la vit sortir, un panier au bras.– Les montres que je viens d'apporter et que j'ai confiées à la jeune fille, pour les faire voir à Madame.
    – Quelle jeune fille?
    – Celle qui vient de sortir avec un panier.
    – Celle qui vient de sortir avec un panier?
    – Oui.
    – Mais, mon brave homme, cette jeune fille n'est pas plus employée à la maison, que moi je ne suis employée au palais de l'Empereur!
    Et la cuisinière raconte alors à l'horloger pétrifié les antécédents de l'histoire, et pourquoi et comment cette jeune fille est sortie de la maison avec un panier. L'horloger raconte à son tour l'histoire des montres, et pourquoi et comment il se fait qu'il est là.
    – Alors, mon pauvre homme, conclut la cuisinière, vous pouvez leur dire adieu à vos montres!
    Le malheureux horloger, comprenant un peu tard qu'il a été filouté, s'arrache les cheveux de désespoir, jure par tous ses ancêtres que jamais plus de sa vie, il ne confiera de montres à personne.
    Il s'en va de ce pas faire sa déclaration à la police. La police s'est mise à la recherche de la petite voleuse.
    La retrouvera-t-elle? «Chi lo sà!»

    Claudius Ferrand - Texte et illustrations d'après l'édition publiée à ToKyo - Quarante-deux gravures de Ferdinand Raffin.
    Ferrand, Claudius (1868-1930). Fables et légendes du Japon - 1903.

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  • La Vengeance du Lièvre.

    Il était une fois un vieux et une vieille. Le vieux se nommait Gombéiji, et la vieille Tora. C'étaient de bien braves gens. Ils vivaient dans une intimité parfaite, et savaient se contenter de peu. Toute leur fortune consistait en une misérable cabane, couverte de chaume, bâtie sur le flanc de la montagne, et en un petit champ de melons et d'aubergines, qu'ils cultivaient avec amour.
    Gombéiji s'enfonça le couteau dans le ventre. Or, à quelques pas de leur demeure, vivait aussi, dans un terrier profond, un blaireau d'un certain âge. Cet animal malfaisant passait toutes ses nuits à ravager tant qu'il pouvait le champ de ses voisins. Un jour Gombéiji, à bout de patience, finit par tendre un piège, dans lequel le blaireau se laissa prendre. Tout heureux d'avoir enfin capturé la méchante bête, le bon vieux la porte en sa cabane, lui ficelle solidement les pattes, et la suspend à un clou du plafond. Puis il dit à sa femme:
    – Vieille, fais bien en sorte qu'il ne s'échappe point. Je vais au champ réparer les dégâts qu'il y a causés la nuit dernière. A mon retour, nous le mettrons à la marmite. Ce doit être très bon, la viande de blaireau!
    Là-dessus, il prend ses instruments, et va au travail, confiant l'animal à la garde de Tora.
    La position du blaireau n'était pas intéressante, et la perspective d'être mangé le soir ne lui souriait pas du tout. Il réfléchit longtemps au moyen de sortir d'une situation aussi peu agréable. Les blaireaux ont bien des ruses dans leur sac! Il choisit celle qui, vu les circonstances présentes, lui sembla la meilleure.
    La bonne vieille est en train de piler du riz:
    – Pauvre femme! lui dit-il d'une voix compatissante, je souffre de te voir travailler de la sorte, à ton âge. Cela doit te fatiguer beaucoup. Veux-tu me permettre de t'aider? Passe-moi le pilon. Je ferai la besogne à ta place; pendant ce temps, tu te reposeras.
    – Que me chantes-tu là? répond la vieille en le regardant. Ah! oui, je vois bien ce que tu désires. Tu veux que je te détache. Puis, tu fileras, sans me dire au revoir. Pas de ça, mon ami! Que dirait mon mari, en rentrant, s'il ne te trouvait plus là? Non, non, reste où tu es, et laisse-moi tranquille.
    Le blaireau ne se décourage pas de ce premier insuccès:
    – Je comprends fort bien tes craintes, reprend-il. Tu crois que je veux m'échapper… On voit que tu ne me connais guère… Nous autres blaireaux, nous n'avons qu'une parole… Je suis pris; c'est malheureux pour moi; mais ce qui est fait, est fait… Je n'ai pas le moins du monde l'intention de me sauver… Je voulais seulement te rendre un service… Il te serait si facile de me lier de nouveau, et de me remettre à la même place, avant le retour de ton mari!… Il n'en aurait rien su du tout… Mais, puisque tu n'y consens pas, c'est bon. N'en parlons plus… Pile ton riz… Après tout, peu m'importe!
    Tora n'était pas méchante, et ne soupçonnait point le mal chez les autres. Elle se dit qu'en définitive, cet animal pouvait être sincère, et que ce serait bien heureux, s'il consentait à piler le riz à sa place. Après quelques hésitations:
    – Me promets-tu de ne pas te sauver, si je te détache? demande-t-elle.
    Le blaireau ne tarda pas à rendre le dernier soupir.– Foi de blaireau, je te le jure! répond le perfide animal.
    La trop confiante femme détache le blaireau et lui passe le pilon. La bête le saisit et, avant même que la pauvre vieille ait eu le temps de pousser un cri, il lui en assène sur le crâne un coup d'une telle violence, qu'elle tombe raide morte sur le plancher de la cuisine.
    Le blaireau ne perd pas de temps. Il prend un coutelas, découpe en morceaux le cadavre encore chaud de sa victime, empile ces morceaux dans la marmite qui lui était réservée à lui-même, et se met à la faire bouillir. Puis, il se métamorphose. Car chacun sait que le blaireau possède l'intéressante faculté de se métamorphoser quand il lui plaît.
    Il prend donc l'apparence de la vieille Tora, se revêt de ses habits, s'assied sur la natte, et tout en attisant le feu, attend le retour du mari.
    Gombéiji est bien loin de se douter de ce qui s'est passé pendant son absence. Il quitte son champ à la tombée de la nuit et revient à la cabane, se délectant à l'avance, à la pensée du plantureux repas qui l'attend.
    Il trouve la fausse Tora, en train de faire bouillir la marmite:
    – Tu l'as donc déjà tué? lui dit-il en rentrant.
    – Oui, répond-elle, j'ai pensé que tu aurais faim à ton retour. Tiens! vois comme ça sent bon!
    Et, en parlant ainsi, elle soulève le couvercle. De la marmite en ébullition, s'échappe une odeur, que le vieillard ne peut s'empêcher de trouver très étrange!
    Puis, il dépose ses instruments de travail, se lave les mains, s'assied devant la minuscule table où il prend ses repas, se fait servir, et commence à dévorer avec appétit. Pauvre Gombéiji! ne va pas si vite, et ne te délecte pas si fort! Si tu savais ce que tu manges!… A peine a-t-il avalé la dernière bouchée, qu'il entend derrière lui un formidable éclat de rire. Il se retourne. Quelle n'est pas sa stupeur! Sa vieille n'est plus là! A sa place, le blaireau, qu'il avait cru manger! Celui-ci, en effet, venait en un clin d'œil de reprendre sa forme naturelle, et riait à gorge déployée:
    – Eh bien, vieux! lui dit-il, était-elle bonne, ta vieille? Car c'est elle que tu viens de manger!… Elle m'a détaché, la sotte! Alors, je l'ai tuée, puis coupée en morceaux, puis je l'ai fait cuire à ma place, et tu l'as avalée! Ah! ah! ah!…
    Et, avant que Gombéiji ait pu revenir de sa surprise, le blaireau fit un bond vers la porte et s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes.
    Le malheureux vieillard resta longtemps, bien longtemps, sans pouvoir se remettre. De désespoir, il se serait volontiers arraché les cheveux, s'il en avait eu encore.
    – Pauvre Tora! ne cessait-il de répéter en pleurant! C'est ta bonté qui t'a perdue!… Et moi, qui t'ai mangée!… Comment supporter le poids d'une pareille honte?… Puis-je survivre à un tel malheur!… Non, il ne me reste plus qu'à mourir, comme meurent les samuraï…
    Chacun sait que les samuraï, pour sauver leur honneur, ne croyaient pouvoir mieux faire que de s'ouvrir le ventre. C'est donc à ce dernier parti que le malheureux vieillard se détermina.
    Il aperçoit à ses pieds le couteau de cuisine, ce même coutelas, dont le blaireau s'est servi pour couper en morceaux l'infortunée Tora. Il le saisit d'une main tremblante. Puis, tombant à genoux, il prononce la suprême prière, la formule sacrée que prononcent les héros qui se donnent la mort: «Namu Amida butsu». Alors, rejetant son habit en arrière, il s'enfonce le couteau dans le ventre, et lentement, de gauche à droite, en promène la lame…
    Gombéiji s'enfonça le couteau dans le ventre.
    Mais, ô miracle! voilà qu'au même instant, la cabane s'illumine tout à coup d'une clarté mystérieuse. Une forme blanche et transparente s'approche du vieillard, étendu sans vie sur le sol… L'apparition touche la blessure de sa main diaphane… Du ventre entr'ouvert, pleine de vie et souriante, la vieille Tora s'échappe, et la blessure se referme… Puis, le fantôme disparaît et la lumière s'évanouit!…
    Les deux vieillards, revenus à la vie, se regardent… Au comble de la surprise, ils ne savent d'abord que penser et que se dire… Ils comprennent enfin que le ciel est venu à leur secours… Ils tombent à genoux, remercient les dieux, pleurent, se félicitent, s'embrassent…
    Le lendemain de ce jour mémorable, les deux époux s'entretenaient ensemble sur les moyens de se venger du blaireau qui leur avait fait tant de mal. Qu'était, en effet, devenu le blaireau? Il s'était réfugié dans sa tanière et, craignant à juste titre les représailles du vieux, il n'osait plus en sortir.
    Les deux époux causaient donc ensemble. Tout à coup, un bruit léger de pas se fit entendre à la porte de la cabane. Une voix très douce demanda la permission d'enter. C'était le lièvre, le joli lièvre blanc qui habite dans la montagne, et qui venait leur faire visite.
    Le lièvre n'est pas méchant comme le blaireau! Aussi les deux époux le reçurent très poliment. Ils le firent asseoir auprès d'eux, et lui offrirent du thé. Alors le vieillard lui raconta comme quoi le blaireau avait assommé sa femme et la lui avait fait manger; comment lui, de désespoir, s'était ouvert le ventre, qu'une divinité étant alors apparue avait rendu la vie à la vieille et guéri sa propre blessure. Ensuite il lui parla de leurs projets de vengeance, et lui demanda s'il ne connaîtrait pas un moyen de s'emparer du blaireau.
    – Chers amis, répondit le lièvre, après avoir en silence écouté cet étrange récit, ne vous mettez pas en peine. Vous voulez une vengeance? Vous l'aurez. Et c'est moi-même qui m'en charge. Foi de lièvre, vous n'attendrez pas longtemps!
    Là-dessus tous les trois se firent les saluts d'usage; le lièvre prit congé de ses amis et retourna dans son gîte, pour ruminer son plan.
    Le blaireau, dans son terrier, s'ennuyait à mourir. A quelque temps de là, le lièvre vint le voir:
    – Camarade, lui dit-il en entrant, que se passe-t-il donc? On ne te voit plus dans les champs. Serais-tu par hasard malade?
    Le blaireau ne voulut pas expliquer à son visiteur le vrai motif pour lequel il se tenait caché, et lui répondit qu'en effet, il se sentait un peu malade.
    – Mon cher, repartit alors le lièvre, ce n'est pas en restant ainsi enfermé que tu te guériras. Regarde quel temps splendide nous avons aujourd'hui! Voyons! ne viens-tu pas faire avec moi un tour de promenade? Nous irons à la montagne où nous ramasserons du menu bois.
    Le blaireau, d'un côté, s'ennuyait à mourir. De l'autre, il n'avait aucun motif de soupçonner le joli lièvre blanc de lui vouloir du mal. Ce fut donc sans hésiter qu'il accepta la proposition. Ils partent bras dessus bras dessous, s'en vont dans la montagne, ramassent de menus branchages, en font des fagots et se les attachent mutuellement sur le dos. Puis, ils se disposent à redescendre. Le lièvre avait apporté un briquet: car le lièvre avait son plan. Profitant d'un moment où son compagnon est distrait, il passe doucement, derrière lui, bat le briquet pour en tirer du feu: «Katchikatchi», fait le briquet.
    Le blaireau entend, et sans se retourner:
    – Lièvre, demande-t-il, qu'est-ce qui a fait «Katchikatchi» derrière moi?
    – Ce n'est rien, répond l'autre. La montagne où nous sommes s'appelle Katchikatchi; c'est son nom que tu as cru entendre!
    Tout en parlant ainsi, le lièvre a mis le feu au fagot du blaireau. La flamme en crépitant fait «Ka-pika». Le blaireau demande encore:
    – Qu'est-ce qui a fait «Ka-pika» derrière moi?
    – Oh! ce n'est rien, répond le lièvre. La montagne où nous sommes s'appelle aussi Ka-pika; c'est son nom que tu as cru entendre!
    Le fagot brûlait… La flamme atteignit bientôt les poils du blaireau. A la première sensation de la douleur, celui-ci poussa un cri d'effroi! Puis, la souffrance devenant de plus en plus cuisante, il se roula sur le sol, avec des contorsions horribles; enfin, n'en pouvant plus, il se précipita au bas de la montagne, et s'enfuit dans sa tanière, où il passa la nuit dans d'affreuses tortures.
    Le lendemain matin, le lièvre vint lui faire une seconde visite:
    – Camarade, lui dit-il, avec une tendresse feinte, il t'est survenu hier une aventure fort désagréable! J'ai eu pitié de toi. Je suis allé trouver un pharmacien de mes amis. Il m'a remis ce remède. Bois-le ce soir, avant de t'endormir, et demain tes souffrances auront complètement disparu.
    Et il lui tendit une petite fiole, laquelle contenait un poison très violent, qu'il avait lui-même préparé avec des herbes de la montagne. Le blaireau, qui ne soupçonnait pas son ami d'avoir à son égard de mauvaises intentions, accepta sans méfiance aucune le soi-disant remède. Le lièvre lui souhaita alors bonne chance, et le saluant profondément, retourna dans son gîte, jouissant en son cœur du succès de sa ruse.
    Le blaireau avala le poison. Aussitôt il éprouva dans tout son corps une brûlure épouvantable. Il se tordit comme un ver, au milieu d'atroces souffrances et se mit à pousser des cris déchirants. Le lendemain, à l'aurore, le lièvre vint voir si le blaireau était mort. Celui-ci n'était pas mort encore, car les blaireaux ont la vie dure. Il était couché et souffrait horriblement.
    Le lièvre jugea alors que l'occasion était on ne peut plus favorable pour assouvir sa vengeance:
    – Blaireau, lui cria-t-il, tu te souviens sans doute de la vieille Tora, que tu as assommée et fait manger à son mari. Eh bien, apprends que les dieux punissent toujours le crime. C'est moi qu'ils ont choisi comme instrument de leur vengeance. C'est moi qui ai mis le feu à ton fagot de bois au mont Katchikatchi. Ce remède que je t'ai apporté hier est un violent poison que je t'avais moi-même préparé pour te faire mourir. Meurs donc! Et que Gombéiji et Tora soient vengés!
    Il dit, et saisissant une grosse pierre, il en assomma le blaireau, qui ne tarda pas à rendre le dernier soupir…
    Le blaireau ne tarda pas à rendre le dernier soupir.
    Le lièvre, après avoir accompli sa mission, se rendit de ce pas chez le vieux et la vieille qui l'attendaient dans leur cabane. Il leur raconta dans tous les détails l'histoire de la vengeance. Les braves gens furent bien heureux d'apprendre la mort de leur ennemi. Grande fut leur reconnaissance à l'égard du joli lièvre blanc qui les avait vengés. Ils l'adoptèrent pour leur fils, l'appelèrent Usagidono, l'aimèrent et le traitèrent bien. Le lièvre commença dès lors à leur rendre toutes sortes de services.
    La veuve du blaireau vivait, avec ses deux enfants, dans une bien misérable condition. Tous les animaux de la montagne savaient ce qui s'était passé. On racontait partout, le soir à la veillée, les méfaits du blaireau, le secours inespéré du ciel, la vengeance du lièvre blanc. Ce dernier était porté aux nues, tandis que la conduite du premier était l'objet des appréciations les plus malveillantes. Aussi, point n'existait-il de pitié pour la veuve et ses deux fils.
    Les pauvres déshérités ne pouvaient plus paraître en plein jour; dès qu'on les apercevait, c'était à qui les insulterait davantage. On leur jetait des pierres, les chiens aboyaient après eux, les loups les poursuivaient, les lièvres eux-mêmes riaient à leur passage.
    L'aîné des deux enfants portait le nom de Tanukitaro; son frère s'appelait Yamajiro. Ils n'étaient pas méchants comme l'avait été leur père. Mais la situation dans laquelle ils vivaient était intolérable et, de tout cœur, ils haïssaient le joli lièvre blanc, qui avait tué leur père et les avait réduits à cette existence malheureuse.
    Un des devoirs les plus sacrés de la piété filiale leur ordonnait de venger la mort de leur pauvre père. Ils décidèrent, en conséquence, de faire mourir son meurtrier. Mais ils savaient que ce dernier n'était point lâche ni poltron, comme le sont, en général, tous ceux de son espèce. Ils jugèrent prudent de s'exercer d'abord au maniement des armes. Voilà pourquoi, toutes les nuits, les deux frères passaient plusieurs heures à faire de l'escrime, sur le devant de leur tanière.
    Yamajiro, quoique plus jeune, fit des progrès beaucoup plus rapides que son frère, car il était plus intelligent que l'aîné, chose que l'on rencontre assez souvent chez les bêtes. Il était aussi plus robuste et plus habile…
    Pendant que les deux jeunes blaireaux se préparaient de la sorte à accomplir leur vengeance, le joli lièvre blanc habitait, comme nous l'avons dit, la cabane de Gombéiji. Sa renommée avait pris des proportions colossales. Tous les animaux le respectaient et le saluaient au passage. L'armée des lièvres l'avait nommé son général en chef.
    Lui, toujours humble au milieu des honneurs, bon et serviable, rendait à Gombéiji et à Tora toutes sortes de bons offices. C'était lui qui puisait l'eau du puits, faisait la cuisine, lavait la vaisselle, présentait le thé et le tabac aux visiteurs.
    On était arrivé au quinzième jour du huitième mois. Or, c'est la nuit de ce quinzième jour que les lièvres célèbrent leur fête patronale. Cette nuit-là, en effet, la lune, leur patronne et leur protectrice se montre dans tout son plein, et dans tout son éclat, au milieu d'un ciel d'une parfaite pureté. La tribu des lièvres se réunit donc chaque année en cette belle nuit pour festoyer, danser et boire.
    Cette année-là, la veille du grand jour, Usagidono, à force d'instances, avait obtenu de ses vieux maîtres la promesse de l'accompagner à cette réunion qu'il devait présider lui-même. Ils allaient se mettre au lit, quand ils entendirent les pas d'un visiteur. C'était un lièvre tout jeune. Il pénétra dans la cabane, salua profondément le général en chef, et lui parla en ces termes:
    – Excusez-moi de venir vous déranger à une heure aussi tardive. Il s'agit d'une affaire de la dernière importance. Je viens vous supplier de ne pas vous rendre à la réunion de demain soir. Voici pourquoi: les deux jeunes blaireaux, dont le malfaisant père a péri sous vos coups, veulent profiter de la fête pour vous faire un mauvais parti. Ils ne parlent de rien moins que de vous mettre à mort. Ma mère tient la chose d'une belette, amie de la famille. Il paraît aussi que, depuis plusieurs jours, les deux frères s'exercent au maniement des armes, et que Yamajiro, le cadet, y est devenu d'une habileté rare. Vous connaissez le proverbe qui dit: Le véritable héros ne s'expose pas au danger.
    Quand le visiteur eut fini de parler, Usagidono répondit:
    – Tu es vraiment bien aimable d'être venu me prévenir, et je te remercie de cette preuve d'affection, mais je suis résolu à ne point tenir compte du danger dont tu me parles. Depuis longtemps, je le sais, les deux fils du blaireau complotent ma mort. Quoi de plus juste et de plus naturel? N'ont-ils pas le devoir de venger leur père? Chacun son tour en ce monde. Je m'étais figuré que mes deux ennemis, profitant de la faculté de se métamorphoser que leur a octroyée la nature, useraient de ruse pour me tuer à l'improviste. Il paraît qu'ils renoncent à employer ce déloyal stratagème, ils veulent se mesurer avec moi à face découverte. Je les admire et les estime. Je serai heureux de mourir de la main de ces deux braves. Bien loin donc de les fuir, je veux aller moi-même au-devant de leurs coups.
    Ainsi parla le joli lièvre blanc. Le vieux Gombéiji l'avait écouté en silence. Puis, il prit à son tour la parole:
    – Mon cher enfant, dit-il à son fils adoptif, ce que tu viens de dire est raisonnable, et je ne puis que t'approuver. Laisse-moi cependant te faire une remarque. Tu vas mourir, dis-tu, de la main des blaireaux. Qu'arrivera-t-il après? Il arrivera que les lièvres qui t'ont choisi pour chef voudront à leur tour venger ta mort: ce sera également leur droit et leur devoir. Ils tueront donc les deux blaireaux. Puis, la tribu des blaireaux voudra venger la mort des deux enfants. La lutte entre lièvres et blaireaux continuera de la sorte de génération en génération, chose fort regrettable.
    N'y a-t-il pas un moyen de mieux arranger les choses? Écoute. Voici à quoi je pense depuis quelques jours. Le blaireau que tu as tué était mon ennemi quand il vivait; maintenant, il n'est plus de ce monde; je n'ai aucune raison de lui continuer ma haine. Je songe donc à lui élever un tombeau et à faire célébrer pour lui un service solennel, auquel seraient convoquées les deux tribus des blaireaux et des lièvres. Je ferais aussi une pension à la pauvre veuve. Les deux fils reconnaissants abandonneraient sûrement leur projet de vengeance, et la paix serait rétablie.
    Usagidono approuva pleinement la géniale et généreuse proposition de son maître. Il fut donc convenu que tout le monde se rendrait à la fête et que le lièvre blanc annoncerait publiquement la chose. Là-dessus, le visiteur prit congé. Gombéiji, Tora et Usagidono se couchèrent, l'âme heureuse et le cœur plein d'espérance.
    Le moment solennel est arrivé. De toutes les montagnes avoisinantes, les lièvres accourent par groupes joyeux. Ils se réunissent sous une vaste tente, dressée au pied d'un pin énorme et tendue de drapeaux et d'oriflammes qui battent au souffle de la brise. Les salutations d'usage terminées, le repas commence.
    Plusieurs centaines de lièvres sont assis, formant un immense cercle. Chacun a devant soi la minuscule table qui porte la fiole de saké, l'assiette de poisson découpé en tranches et la tasse de riz. A la place d'honneur, sur un siège plus élevé, est assis Usagidono, président de la réunion. Il a à sa droite le vieux Gombéiji, et à sa gauche la vieille Tora.
    Les deux jeune blaireaux s'étaient approchés en silence, étouffant le bruit de leurs pas. Ils avaient revêtu leur costume de guerre, et portaient au côté deux sabres à la lame affilée. Ils regardèrent à travers les fentes, et aperçurent leur ennemi. Yamajiro voulut à l'instant pénétrer sous la tente et accomplir sa vengeance, mais son frère le retint:
    Le corps du blaireau fut transporté dans la tombe qui lui avait été préparée. – Attends encore, lui dit-il, en lui saisissant le bras. Tu vois bien qu'ils sont plusieurs centaines. Que pourrions-nous contre un si grand nombre? Attends! Ils vont boire. Bientôt ils seront ivres: alors nous pourrons sans danger accomplir notre vengeance.
    Les lièvres, en effet, buvaient. Les tasses de saké circulaient de main en main. Les chants d'usage allaient commencer… Tout à coup, un grand silence se fit dans la salle. Le chef s'était levé et, d'un geste solennel, il avait commandé l'attention. Tous les regards s'étaient tournés vers lui. A la porte, les deux blaireaux intrigués tendirent l'oreille:
    – Chers amis, commença l'orateur, puisque nous sommes tous réunis ce soir pour fêter notre illustre patronne, je voudrais profiter de la circonstance pour vous faire une proposition que, j'en suis sûr d'avance, vous voudrez tous accepter.

    Des applaudissements éclatèrent, preuve que la proposition du chef, quoiqu'inconnue encore, était assurée à l'avance d'obtenir l'assentiment universel. Le lièvre blanc raconta ensuite dans tous ses détails l'histoire du blaireau et les péripéties de sa mort. Puis il ajouta:
    – Sa veuve et ses deux fils mènent aujourd'hui une existence bien malheureuse. Mis au ban de leur tribu, insultés et maudits par tous les animaux de la montagne, ils subissent un sort qu'ils n'ont pas mérité, car il n'est pas juste que les crimes du père retombent sur ses enfants. Je viens donc vous proposer une réconciliation générale, vous demander de rendre votre amitié à la pauvre veuve et à ses deux braves fils.
    Ici, les applaudissement redoublèrent. Les deux blaireaux se regardent, surpris de ce langage auquel ils étaient si loin de s'attendre, Usagidono continua:
    – Mon vieux maître, ici présent, veut élever une tombe à son ancien ennemi. Il désire qu'on lui fasse des funérailles solennelles. Il nous demande aussi d'organiser une souscription généreuse pour faire une pension à la veuve infortunée.
    A peine ces derniers mots eurent-ils été prononcés, qu'un grand bruit se produisit du côté de la porte. Les deux blaireaux venaient de faire irruption dans la salle. Les lièvres, effrayés, se levèrent d'un mouvement commun et se massèrent autour de leur chef. Les deux frères s'étant avancés jettent au loin leurs armes et se prosternent devant Usagidono, versant des larmes abondantes. Le lièvre blanc les relève et les embrasse. Alors un frémissement d'émotion s'empare de la salle entière. Les deux blaireaux sont portés en triomphe. Une danse folle s'organise et, jusqu'à l'aurore, jusqu'à ce que la lune ait disparu derrière la montagne, ce fut une fête telle que les lièvres n'en avaient jamais eu.
    Le lendemain, Usagidono promena dans la campagne la veuve du blaireau et ses deux enfants. Il leur fit faire de nombreuses connaissances et les réconcilia avec tous leurs ennemis. Les deux tribus des lièvres et des blaireaux se réunirent ensuite: on se jura de part et d'autre amitié éternelle; puis, un cortège s'organisa et le corps du blaireau fut transporté dans la tombe que Gombéiji lui avait préparée.

    Le corps du blaireau fut transporté dans la tombe qui lui avait été préparée.
    Depuis ce jour, lièvres et blaireaux ont toujours vécu dans les rapports de l'harmonie la plus parfaite et de la plus étroite amitié.

     

    Claudius Ferrand - Texte et illustrations d'après l'édition publiée à ToKyo - Quarante-deux gravures de Ferdinand Raffin.
    Ferrand, Claudius (1868-1930). Fables et légendes du Japon - 1903.

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  • L'Aveugle et le Boiteux.

    Un pauvre homme qui avait perdu la vue depuis plusieurs années, allait un soir sur le grand chemin, en tâtonnant avec son bâton. Que je suis malheureux, s'écriait-il, d'avoir été obligé de laisser mon pauvre petit chien malade an logis! J'ai cru pouvoir me passer aujourd'hui de ce guide fidèle pour aller au village prochain. Ah ! je sens mieux que jamais combien il m'est nécessaire. Voici la nuit qui s'approche; ce n'est pas que j'y voie mieux pendant le jour, mais au moins je pouvais rencontrer à chaque instant quelqu'un sur ma route, pour me dire si j'étais dans le bon chemin ; au lieu qu'à présent je dois craindre de ne plus rencontrer personne. Je n'arriverai pas aujourd'hui à la ville, et mon pauvre petit chien m'attend pour souper. Ah ! comme il va être chagrin de ne pas me voir!
        A peine avait-il dit ces paroles qu'il entendait quelqu'un se plaindre tout près de lui. Qne je suis malheureux ! disait celui-ci; je viens de me démettre le pied dans cette ornière; il m'est impossible de l'appuyer à terre. Il
    faudra que je passe ici toute la nuit sur le chemin. Que vont penser mes pauvres parents?
    L'aveugle. — Qui êtes-vous, s'écria l'aveugle, vous que j'entends pousser des plaintes si tristes?
    Le boiteux. — Hélas! répondit le boiteux, je suis un pauvre jeune homme, à qui vient d'arriver un cruel accident. — Je revenais — tout seul du village voisin; je me suis démis le pied, et me voilà condamné à coucher dans
    la boue.
    L'aveugle. — J'en suis bien fâché, je vous assure, mais dites-moi, y a-t-il encore un reste de jour, et pouvez-vous voir le grand chemin?
    Le boiteux. — Ah! si je pouvais marcher aussi bien que j'y, vois, j'aurais bientôt tiré mes chers parents d'inquiétude.
    L'aveugle. — Ah ! si je pouvais y voir aussi bien que je marche j'aurais bientôt donné à souper à mon chien.
    Le boiteux, — Vous n'y voyez donc pas, mon cher ami?
    L'aveugle. — Hélas ! non ; je suis aveugle comme vous êtes boiteux. Noua voilà bien chanceux l'un et l'autre. Je ne puis pas avancer plus que vous.
    Le boiteux. — Avec quel plaisir je me serais chargé de vous conduire!
    L'aveugle. — Comme je me serais empressé d'aller vous chercher des hommes avec un brancard .
    Le boiteux. — Écoutez," il me vient une idée. Il ne tient qu'à vous de nous tirer de peine tous les deux.
    L'aveugle. — Il ne tient qu'à moi? Voyons, quelle est votre idée? J'y tope d'avance.
    Le boiteux. — Les yeux vous manquent, à moi ce sont les jambes. Prêtez-moi vos jambes, je vous prêterai mes yeux, et nous voilà l'un et l'autre hors d'embarras.
    L'aveugle. — Comment arrangez-vous cela, s'il vous plaît?
    Le boiteux. — Je ne suis pas bien lourd, et vous me paraissez, avoir de bonnes épaules.
    L'aveugle. — Je les ai assez bonnes, Dieu merci.
    Le boiteux. — Eh bien, prenez-moi sur votre dos; vous me porterez et moi je vous montrerai le chemin; de cette manière, nous aurons à deux" tout ce qu'il faut pour arriver à la ville.
    L'aveugle. — Est-elle loin encore?
    Le boiteux. — Non, non ; je la vois d'ici.
    L'aveugle. — Vous la voyez? Hélas ! il y a dix ans que je ne l'ai vue. Mais ne perdons pas un moment. Votre invention me paraît fort bonne. Où êtes-vous? Attendez je vais m'agenouiller comme un chameau; vous en grimperez plus aisément sur mon échine.
    Le boiteux. — Rangez-vous un peu a droite, je vous prie.
    L'aveugle. — Est-ce bien comme cela?
    Le boiteux. — Encore un peu plus. Bon, je vais passer mes bras autour de votre cou. Vous pouvez maintenant vous relever.
    L'aveugle. — Me voilà debout. Vous ne pesez plus qu'un moineau. Marche. Ils se mirent en route aussitôt; et comme ils avaient en commun deux bonnes jambes et deux bons yeux, ils arrivèrent en un quart d'heure aux portes de la ville. L'aveugle porta ensuite le boiteux jusque chez ses parents,
    et ceux-ci, après lui avoir témoigné leur reconnaissance, le firent conduire auprès de son petit chien.
         C'est ainsi qu'en se prêtant un mutuel secours, ces deux pauvres infirmes parvinrent à se tirer d'embarras; autrement ils auraient été obligés de passer la nuit sur le grand chemin. Il en est de même pour tous les hommes; l'un a communément ce qui manque à l'autre; et ce que celui-ci ne peut pas faire, celui-là le fait. Ainsi, en s'assistant réciproquement, ils ne manquent de rien; au lieu que s'ils refusent de s'aider entre eux, ils finissent par en souffrir également les uns et les autres.
    Arnaud Berquin (1747-1791)

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