• « Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la raison qui m’a obligé de prendre l’habit de calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère qui régnait comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et une princesse, et le prince et moi nous étions à peu près de même âge.
    « Lorsque j’eus fait tous mes exercices et que le roi mon père m’eut donné une liberté honnête, j’allais régulièrement chaque année voir le roi mon oncle, et je demeurais à sa cour un mois ou deux ; après quoi je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il n’avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu’après votre départ, je mis un grand nombre d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez pas fâché de le voir, mais il faut auparavant que vous fassiez serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que j’exige de vous. »
    « L’amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu’il le souhaitait, et alors il me dit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. » En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis rentrer avec une dame d’une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoir m’en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps en nous entretenant de choses indifférentes et en buvant des rasades à la santé l’un de l’autre. Après cela, le prince me dit : « Mon cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cette dame et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le reconnaîtrez aisément ; la porte est ouverte : entrez-y ensemble, et m’attendez. Je m’y rendrai bientôt. »
    Fidèle à mon serment, je n’en voulus pas savoir davantage ; je présentai la main à la dame, et aux enseignes que le prince mon cousin m’avait données, je la conduisis heureusement au clair de la lune sans m’égarer. À. peine fûmes-nous arrivés au tombeau, que nous vîmes paraître le prince, qui nous suivait, chargé d’une petite cruche pleine d’eau, d’une houe et d’un petit sac où il y avait du plâtre.
    La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l’une après l’autre, et les rangea dans un coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et au-dessous j’aperçus le haut d’un escalier en limaçon. Alors mon cousin, s’adressant à la dame, lui dit : « Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je vous ai parlé. » La dame, à ces mots, s’approcha et descendit, et le prince se mit en devoir de la suivre ; mais se tournant auparavant de mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; je vous en remercie. Adieu. — Mon cher cousin, m’écriai-je, qu’est-ce que cela signifie ? — Que cela vous suffise, me répondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu. »
    Scheherazade en était là lorsque le jour, venant à paraître, l’empêcha de passer outre. Le sultan se leva, fort en peine de savoir le dessein du prince et de la dame, qui semblaient vouloir s’enterrer tout vifs. Il attendit impatiemment la nuit suivante pour en être éclairci.
    XXXVIII NUIT. Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écria Dinarzade le lendemain avant le jour, je vous supplie de continuer l’histoire du premier calender. Schahriar ayant aussi témoigné à la sultane qu’elle lui ferait plaisir de poursuivre ce conte, elle en reprit le fil dans ces termes :
    « Madame, dit le calender à Zobéide, je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m’en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemain à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’était arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure si singulière, il me sembla que c’était un songe. Prévenu de cette pensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin était en état d’être vu. Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avait pas couché chez lui, qu’on ne savait ce qu’il était devenu, et qu’on en était fort en peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’était que trop véritable. J’en fus vivement affligé, et, me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avais vu. Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ; mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis durant quatre jours la même recherche inutilement.
    « Il faut savoir que pendant ce temps-là le roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu’il était à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre, et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avais pas coutume d’être éloigné si longtemps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’était devenu le prince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j’avais fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.
    « J’arrivai à la capitale, où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre l’ordinaire, je trouvai à la porté de son palais une grosse garde dont je fus environné en entrant. J’en demandai la raison, et l’officier, prenant la parole, me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand vizir à la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrête prisonnier, de la part du nouveau roi. » À ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.
    « Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissait depuis longtemps. En voici le sujet. Dans ma plus tendre jeunesse, j’aimais à tirer de l’arbalète : j’en tenais une un jour au haut du palais, sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la balle, par hasard, alla donner droit contre l’œil du vizir, qui prenait l’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’appris ce malheur, j’en fis faire des excuses au vizir, et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand l’occasion s’en présentait. Il le fit éclater d’une manière barbare quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d’abord qu’il m’aperçut, et, enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.
    « Mais l’usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonner aux oiseaux de proie après m’avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sa compassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume et gardez-vous bien d’y revenir, car vous y rencontreriez votre perte et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai de la grâce qu’il me faisait, et je ne fus pas plus tôt seul, que je me consolai d’avoir perdu mon œil en songeant que j’avais évité un plus grand malheur.
    « Dans l’état où j’étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour, et je marchais la nuit autant que mes forces me le pouvaient permettre. J’arrivai enfin dans les états du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.
    « Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyait. « Hélas ! s’écria-t-il, n’était-ce pas assez d’avoir perdu mon fils ! fallait-il que j’apprisse encore la mort d’un frère qui m’était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude où il était de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu’il en eût fait faire et quelque diligence qu’il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement affligé que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savais.
    « Le roi m’écouta avec quelque sorte de consolation, et quand j’eus achevé : « Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J’ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit. Avec l’idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’a fait faire secrètement et qu’il a exigé de vous le secret, je suis d’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviter l’éclat. » Il avait une autre raison, qu’il ne disait pas, d’en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C’était une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connaître.
    « Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau et j’en eus d’autant plus de joie que je l’avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes, et nous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avait scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ; mais enfin nous la levâmes.
    « Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d’antichambre remplie d’une fumée épaisse et de mauvaise odeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre était obscurcie.
    « De cette antichambre nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l’on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’un côté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avait en face un sopha assez élevé, où l’on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort large dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu et qu’on les en eût retirés avant que d’être consumés.
    Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle, qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l’affliction en voyant son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa et donna sur la joue de son fils un coup de sa babouche[22]. »
    Mais, sire, dit Scheherazade, il est jour ; je suis fâchée que votre majesté n’ait pas le loisir de m’écouter davantage. Comme cette histoire du premier calender n’était pas encore finie et qu’elle paraissait étrange au sultan, il se leva dans la résolution d’en entendre le reste la nuit suivante.
    XXXIX NUIT. Le lendemain, Dinarzade s’étant encore éveillée de meilleure heure qu’à son ordinaire, elle appela sa sœur Scheherazade. Ma bonne sultane, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous prie d’achever l’histoire du premier calender, car je meurs d’impatience d’en savoir la fin.
    Hé bien ! dit Scheherazade, vous saurez donc que le premier calender continua de raconter son histoire à Zobéide : « Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. « Sire, lui dis-je quelque douleur qu’un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à votre majesté quel crime peut avoir commis, le prince mon cousin pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. — Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, aima sa sœur dès ses premières années et que sa sœur l’aima de même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante parce que je ne prévoyais pas le mal qui en pouvait arriver : et qui aurait pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, et parvint à un point que j’en craignis enfin la suite. J’y apportai alors le remède qui était en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier et de lui faire une forte réprimande, en lui représentant l’horreur de la passion dans laquelle il s’engageait, et la honte éternelle dont il allait couvrir ma famille s’il persistait dans des sentiments si criminels ; je représentai les mêmes choses à ma fille, et je la renfermai de sorte qu’elle n’eût plus de communication avec son frère. Mais la malheureuse avait avalé le poison, et tous les obstacles que put mettre ma prudence à leur amour ne servirent qu’à l’irriter.
    « Mon fils, persuadé que sa sœur était toujours la même pour lui, sous prétexte de se faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l’espérance de trouver un jour l’occasion d’enlever le coupable objet de sa flamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps de mon absence pour forcer la retraite où était sa sœur, et c’est une circonstance que mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après une action si condamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu’il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, afin d’y pouvoir jouir longtemps de ses détestables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu souffrir cette abomination et les a justement châtiés l’un et l’autre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.
    « Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. » Mais, mon cher neveu, reprit-il en m’embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il occupait. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.
    « Nous remontâmes par le même escalier et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer et la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avait été bâti, afin de cacher autant qu’il nous était possible un effet si terrible de la colère de Dieu.
    « Il n’y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d’autres instruments de guerre. Une poussière épaisse dont l’air était obscurci nous apprit bientôt ce que c’était, et nous annonça l’arrivée d’une armée formidable. C’était le même vizir qui avait détrôné mon père et usurpé ses états, qui venait pour s’emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.
    « Ce prince, qui n’avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d’ennemis. Ils investirent la ville, et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres. Ils n’en eurent pas davantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense ; mais il fut tué après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais voyant qu’il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et j’eus le bonheur de me sauver par des détours et de me rendre chez un officier du roi dont la fidélité m’était connue.
    « Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j’eus recours à un stratagème, qui était la seule ressource qui me restait pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils, et ayant pris l’habit de calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela il me fut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J’évitai de passer par les villes, jusqu’à ce qu’étant arrivé dans l’empire du puissant commandeur des croyants[23], le glorieux et renommé calife Haroun Alraschid, je cessai de craindre. Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad[24] me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. Je le toucherai, disais-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que la mienne ; il aura pitié sans doute d’un malheureux prince, et je n’implorerai pas vainement son appui.
    « Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd’hui à la porte de cette ville : j’y suis entré sur la fin du jour, et m’étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits et délibérer de quel côté je tournerais mes pas, cet autre calender que voici près de moi arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. « À vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, le troisième calender que vous voyez survient. Il nous salue et fait connaître qu’il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.
    « Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous raconter : pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et les sourcils ras et pourquoi je suis en ce moment chez vous.
    « — C’est assez, dit Zobéide, nous sommes contentes ; retirez-vous où il vous plaira. Le calender s’en excusa et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d’entendre l’histoire de ses deux confrères, qu’il ne pouvait, disait-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie. »
    Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour, que je vois, m’empêche de passer à l’histoire du second calender ; mais si votre majesté veut l’entendre demain, elle n’en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. Le sultan y consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.
    XL NUIT. Dinarzade, ne doutant point qu’elle ne prit autant de plaisir à l’histoire du second calender qu’elle en avait pris à l’autre, ne manqua pas d’éveiller la sultane avant le jour : Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous prie de commencer l’histoire que vous nous avez promise. Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dans ces termes :
    Sire, l’histoire du premier calender parut étrange à toute la compagnie et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leurs sabres à la main ne l’empêcha pas de dire tout bas au vizir : « Depuis que je me connais, j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce calender. » Pendant qu’il parlait ainsi, le second calender prit la parole, et l’adressant à Zobéide :

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade appela la sultane : Au nom de Dieu, ma sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer le conte de ces trois belles filles ; je suis dans une extrême impatience de savoir qui frappait à leur porte. — Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade ; je vous assure que ce que je vais vous raconter n’est pas indigne du sultan mon seigneur.
    Dès que les dames, poursuivit-elle, entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint : « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement, et si vous êtes de même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois calenders[17], au moins ils me paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est nuit et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les recevoir. Ils se contenteront d’une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits : ils paraissent même avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure plaisante et uniforme. » En cet endroit, Safie s’interrompit elle-même et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter d’abord qu’il sera jour. »
    Zobéide et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même. Mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser. « Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ; mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. » À ces mots, Safie courut ouvrir avec joie, et peu de temps après, elle revint accompagnée des trois calenders.
    Les trois calenders firent, en entrant, une profonde révérence aux dames qui s’étaient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu’ils étaient les bienvenus ; qu’elles étaient bien aises de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage, et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprès d’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firent concevoir aux calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d’autres calenders avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbe et les sourcils, un d’entre eux prit la parole : « Voilà, dit-il, apparemment, un de nos frères arabes les révoltés. »
    Le porteur, à moitié endormi et la tête échauffée du vin qu’il avait bu, se trouva choqué de ces paroles, et, sans se lever de sa place, répondit aux calenders, en les regardant fièrement : « Asseyez-vous et ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de la porte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. »
    « — Bonhomme, reprit le calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes, au contraire, prêts à recevoir vos commandements. » La querelle aurait pu avoir de la suite ; mais les dames s’en mêlèrent et pacifièrent toutes choses.
    Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safie particulièrement prit soin de leur verser à boire… Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le sultan se leva pour aller remplir ses devoirs, se promettant bien d’entendre la suite de ce conte le lendemain, car il avait grande envie d’apprendre pourquoi les calenders étaient borgnes et tous trois du même œil.
    XXXIII NUIT. Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étant éveillée, dit à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, contez-moi, je vous prie, ce qui se passa entre les dames et les calenders. — Très-volontiers, répondit Scheherazade. En même temps elle continua de cette manière le conte de la nuit précédente.
    Après que les calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu’ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments et qu’elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l’offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller quérir. Elle revint un moment ensuite et leur présenta une flûte du pays, une autre à la persienne et un tambour de basque. Chaque calender reçut de sa main l’instrument qu’il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l’accompagnèrent de leurs voix ; mais elles s’interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire que leur faisaient faire les paroles.
    Au plus fort de ce divertissement et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter et alla voir ce que c’était. Mais, sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que votre majesté sache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des dames, et en voici la raison. Le calife Haroun Alraschid[18] avait coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville et s’il ne s’y commettait pas de désordres.
    Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagné de Giafar[19] son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir : « Allez, frappez à la porte de cette maison où l’on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre la cause. » Le vizir eut beau lui représenter que c’étaient des femmes qui se régalaient ce soir-là, et que le vin apparemment leur avait échauffé la tête, et qu’il ne devait pas s’exposer à recevoir d’elles quelque insulte ; qu’il n’était pas encore heure indue, et qu’il ne fallait pas troubler leur divertissement. « Il n’importe, repartit le calife, frappez, je vous l’ordonne. »
    C’était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit, et le vizir, remarquant, à la clarté d’une bougie qu’elle tenait, que c’était une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence et lui dit d’un air respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul[20], arrivés depuis environ dix jours avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan[21], où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville, qui nous avait invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation, et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit, et dans le temps que l’on jouait des instruments, que les danseuses dansaient et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s’est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés : pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille. Mais, ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin, nous craignons de rencontrer une autre escouade du guet, ou la même, avant que d’arriver à notre khan, qui est éloigné d’ici. Nous arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qu’il puisse arriver. C’est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l’on n’était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper pour vous supplier de nous donner retraite jusqu’au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l’interruption que nous y avons causée. Sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule. »
    Pendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps d’examiner ce vizir et les deux personnes qu’il disait marchands comme lui, et jugeant à leurs physionomies que ce n’étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu’elle n’était pas la maîtresse, et que s’ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse.
    Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu’elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes, et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois calenders. Ainsi elles résolurent de les laisser entrer… Scheherazade se préparait à poursuivre son conte ; mais s’étant aperçue qu’il était jour, elle interrompit là son récit. La quantité de nouveaux acteurs que la sultane venait d’introduire sur la scène, piquant la curiosité de Schahriar et le laissant dans l’attente de quelque événement singulier, ce prince attendit la nuit suivante avec impatience.
    XXXIV NUIT. Dinarzade, aussi curieuse que le sultan d’apprendre ce que produirait l’arrivée du calife chez les trois dames, n’oublia pas de réveiller la sultane de fort bonne heure. Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous supplie de reprendre l’histoire des calenders. Scheherazade aussitôt la poursuivit de cette sorte avec la permission du sultan.
    Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands, et Zobéide, comme la principale, leur dit d’un air grave et sérieux qui lui convenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avant toutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. — Hé ! quelle grâce, madame ? répondit le vizir ; peut-on refuser quelque chose à de si belles dames ? — C’est, reprit Zobéide, de n’avoir que des yeux et point de langue ; de ne nous pas faire des questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regardera pas, de crainte que vous n’entendiez ce qui ne vous serait pas agréable. — Vous serez obéie, madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux indiscrets : c’est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » À ces mots chacun s’assit, la conversation se lia et l’on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.
    Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d’admirer leur beauté extraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée et leur esprit. D’un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité ; mais la condition qu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cette maison, il ne pouvait se persuader qu’il n’y eût pas de l’enchantement.
    L’entretien étant tombé sur les divertissements et les différentes manières de se réjouir, les calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d’eux, et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie.
    Quand les trois calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne nous contraignions point, et leur présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les flacons, les tasses et les instruments dont les calenders avaient joué.
    Safie ne demeura pas à rien faire : elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies et y appliqua d’autres bois d’aloès et d’autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. À l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous, et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire ; un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l’inaction. »
    Le porteur avait un peu cuvé son vin : il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt, dit-il ; de quoi s’agit-il ? — Cela va bien, répondit Safie, attendez que l’on vous parle ; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. » Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siège, qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Il obéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles au milieu de la salle.
    Alors Zobéide, qui s’était assise entre les calenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où était le porteur. « Ça, dit-elle en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’au coude, et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta : « Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. »
    Le porteur fit ce qu’on lui commandait, et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu’il tenait commença de faire des cris et se tourna vers Zobéide en levant la tête d’une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne, qui faisait pitié, ni à ses cris, qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d’haleine, et lorsqu’elle n’eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et, se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste et touchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa, et remettant la chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. »
    Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet, et en revenant il prit l’autre des mains d’Amine et l’alla présenter à Zobéide, qui l’attendait. « Tenez-la comme la première, » lui dit-elle ; puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l’agréable Amine épargna la peine de la remettre au cabinet, car elle s’en chargea elle-même.
    Cependant les trois calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de furie les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmuraient en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d’envie de savoir le sujet d’une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s’en informer. Mais le vizir tournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés il répondit par d’autres signes que ce n’était pas le temps de satisfaire sa curiosité.
    Zobéide demeura quelque temps à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes. « Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? — Oui, répondit Zobéide. » En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois calenders et le porteur… Sire, dit en cet endroit Scheherazade, ce que votre majesté vient d’entendre doit sans doute lui paraître merveilleux ; mais ce qui reste à raconter l’est encore bien davantage. Je suis persuadée que vous en conviendrez la nuit prochaine, si vous voulez bien me permettre de vous achever cette histoire. Le sultan y consentit, et se leva parce qu’il était jour.
    XXXV NUIT. Dinarzade ne fut pas plus tôt éveillée le lendemain qu’elle s’écria : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de reprendre le beau conte d’hier. La sultane, se souvenant de l’endroit où elle en était demeurée, parla aussitôt de cette sorte, en adressant la parole au sultan :
    Sire, après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui était assise sur le siège au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine : « Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. » Amine se leva et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint tenant un étui garni de satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte. Elle s’approcha de Safie et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth, qu’elle lui présenta. Elle le prit, et après avoir mis quelque temps à l’accorder, elle commença de le toucher, et, l’accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l’absence, avec tant d’agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu’elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup de passion et d’action en même temps : « Tenez, ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en puis plus et la voix me manque ; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. — Très-volontiers, » répondit Amine en s’approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains et lui céda sa place.
    Amine ayant un peu préludé pour voir si l’instrument était d’accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu’elle chantait, que ses forces lui manquèrent en achevant.
    Zobéide voulut lui marquer sa satisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles ; on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre à cette honnêteté. Elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu’elle ne songea qu’à se donner de l’air en laissant voir à toute la compagnie sa gorge et un sein, non pas blanc tel qu’une dame comme Amine devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir… Mais, sire, dit Scheherazade, je ne m’aperçois pas que voilà le jour. À ces mots, elle cessa de parler, et le sultan se leva. Quand ce prince n’aurait pas résolu de différer la mort de la sultane, il n’aurait pu encore se résoudre à lui ôter la vie. Sa curiosité était trop intéressée à entendre jusqu’à la fin un conte rempli d’événements si peu attendus.
    XXXVI NUIT. Dinarzade, suivant sa coutume, dit à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer l’histoire des dames et des calenders. Scheherazade la reprit ainsi :
    Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des calenders ne put s’empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l’air que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres calenders, et s’adressant à eux : « Que signifie tout ceci ? dit-il. » Celui qui venait de parler lui répondit : « Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. — Quoi ! reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison, ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? — Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques moments avant vous. »
    Cela augmenta l’étonnement du calife. « Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. » L’un des calenders fit signe au porteur de s’approcher, et lui demanda s’il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées et pourquoi le sein d’Amine paraissait meurtri. « Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que si vous ne savez rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville ; mais je ne suis jamais entré qu’aujourd’hui dans cette maison, et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces dames. »
    Le calife, sa compagnie et les calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu’il pourrait les informer de ce qu’ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes et que nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner l’éclaircissement que nous souhaitons. Si elles refusent de nous le donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. »
    Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux calenders, et lui adressant la parole, comme s’il eût été marchand : « Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles : nous l’avons acceptée. Que dirait-on de nous si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus blâmables s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse sans être en état de nous faire repentir si nous ne la tenons pas. »
    En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas : « Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que votre majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce conseil fût très-judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu’il prétendait avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait.
    Il ne s’agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d’engager les calenders à parler les premiers ; mais ils s’en excusèrent. À la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux. Comme elle les avait ouïs parler haut et avec chaleur, elle leur dit : « Seigneurs, de quoi parlez-vous ? quelle est votre contestation ? »
    Le porteur prit alors la parole : « Madame, dit-il, ces seigneurs vous supplient, de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »
    Zobéide, à ces mots, prit un air fier, et se tournant du côté du Calife, de sa compagnie et des calenders : « Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent tous que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit, d’un ton qui marquait combien elle se tenait offensée : « Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroles elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria : Venez vite. Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.
    Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les calenders étaient près de payer de leurs vies leur indiscrète curiosité ; mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs : « Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ? — Attendez, lui répondit Zobéide ; il faut que je les interroge auparavant. — Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suis innocent, ce sont eux qui sont les coupables. Hélas ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement ! ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur ; il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier, et songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre pouvoir et le sacrifier à votre ressentiment. »
    Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais, sans s’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois. « Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vous êtes : autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens ni des personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d’égards pour nous. »
    Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d’une dame offensée et justement irritée ; mais il commença de concevoir quelque espérance quand il vit qu’elle voulait savoir qui ils étaient tous, car il s’imagina qu’elle ne lui ferait pas ôter la vie lorsqu’elle serait informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, voulant sauver l’honneur de son maître et ne pas rendre public le grand affront qu’il s’était attiré lui-même, répondit seulement : « Nous n’avons que ce que nous méritons. » Mais, quand pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s’était déjà adressée aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui répondit pour les autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders, c’est-à-dire en observant le même genre de vie. — Vous, reprit-elle en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ? — Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante qu’il n’y a personne qui n’en profitât si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en prenant l’habit que je porte. »
    Zobéide fit la même question aux deux autres calenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta : « Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes, et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour font quelque bruit dans le monde. »
    À ce discours, Zobéide modéra son courroux et dit aux esclaves : « Donnez, leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés en cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction… » À ces mots, Shéhérazade se tut, et son silence, aussi bien que le jour qui paraissait, faisant connaître à Schahriar qu’il était temps qu’il se levât, ce prince le fit, se proposant d’entendre le lendemain Scheherazade, parce qu’il souhaitait de savoir qui étaient les trois calenders borgnes.
    XXXVII NUIT. Dinarzade, qui prenait toujours un plaisir extrême aux contes de la sultane, la réveilla vers la fin de la nuit suivante. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, poursuivez, je vous en conjure, l’agréable histoire des calenders.
    Scheherazade en demanda la permission au sultan, et l’ayant obtenue : Sire, continua-t-elle, les trois calenders, le calife, le grand vizir Giafar, l’eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames, qui étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu’elles voudraient leur donner.
    Le porteur ayant compris qu’il ne s’agissait que de raconter son histoire pour se délivrer d’un si grand danger, prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m’a amené chez vous. Ainsi ce que j’ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà m’a pris ce matin à la place, où, en qualité de porteur, j’attendais que quelqu’un m’employât et me fît gagner ma vie. Je l’ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d’herbes, chez un vendeur d’oranges, de limons et de citrons, puis chez un vendeur d’amandes, de noix, de noisettes et d’autres fruits ; ensuite chez un autre confiturier et chez un droguiste ; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire. »
    Quand le porteur eut achevé, Zobéide, satisfaite, lui dit : « Sauve-toi, marche, que nous ne te voyons plus. — Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu’après avoir donné aux autres le plaisir d’entendre mon histoire, je n’eusse pas aussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril qui l’avait tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant la parole et s’adressant à Zobéide comme à la principale des trois dames et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença ainsi son histoire.

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Histoire de trois Calenders, fils de rois, et de cinq dames de Bagdad.

    Sire, dit-elle, en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife[15] Haroun Alraschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin qu’il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda, et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier, et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête, et suivit la dame en disant : « Ô jour heureux ! Ô jour de bonne rencontre ! »
    D’abord la dame s’arrêta devant une porte formée, et frappa. Un chrétien, vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruche d’un vin excellent : « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre, puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « Ô jour de félicité ! ô jour d’agréable surprise et de joie ! »
    La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et de fleurs, où elle choisit plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin, et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans son panier, et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteur mit encore dans son panier, par son ordre. À une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans le vinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes, et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions : j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.
    Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris, et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un hôtel magnifique dont la façade était ornée de belles colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup…
    En cet endroit, Scheherazade aperçut qu’il était jour, et cessa de parler. Franchement, ma sœur, dit Dinarzade, voilà un commencement qui donne beaucoup de curiosité : je crois que le sultan ne voudra pas se priver du plaisir d’entendre la suite. Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner la mort de la sultane, attendit impatiemment la nuit suivante, pour apprendre ce qui se passerait dans l’hôtel dont elle avait parlé.
    XXIX NUIT. Dinarzade, réveillée avant le jour, adressa ces paroles à la sultane : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de poursuivre l’histoire que vous commençâtes hier. Scheherazade aussitôt la continua de cette manière :
    Pendant que la jeune dame et le porteur attendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme celle qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur : car enfin il jugeait bien que ce n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser qu’elle ne fut pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris ; ou plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui approchât de celle qu’il avait devant les yeux.
    La dame qui avait amené le porteur s’aperçut du désordre qui se passait dans son âme et du sujet qui le causait. Cette découverte la divertit, et elle prenait tant de plaisir à examiner la contenance du porteur, qu’elle ne songeait pas que la porte était ouverte : « Entrez donc, ma sœur, lui dit la belle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme est si chargé qu’il n’en peut plus ? »
    Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avait ouvert la porte la ferma, et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuse et environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avait dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène, enrichies de diamants et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très-claire qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.
    Le porteur, tout chargé qu’il était, ne laissait pas d’admirer la magnificence de cette maison et la propreté qui y régnait partout ; mais ce qui attira particulièrement son attention fut une troisième dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui était assise sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était la principale, en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide ; celle qui avait ouvert la porte s’appelait Safie ; et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions.
    Zobéide dit aux deux dames en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ? Qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le panier, l’une par-devant, l’autre par-derrière. Zobéide y mit aussi la main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya libéralement le porteur…
    Le jour, venant à paraître en cet endroit, imposa silence à Scheherazade, et laissa non-seulement à Dinarzade, mais encore à Schahriar, un grand désir d’entendre la suite ; ce que ce prince remit à la nuit suivante.
    XXX NUIT. Le lendemain, Dinarzade, réveillée par l’impatience d’entendre la suite de l’histoire commencée, dit à la sultane : Au nom de Dieu, ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames de toutes les provisions qu’Amine avait achetées. — Vous l’allez savoir, répondit Scheherazade, si vous voulez m’écouter avec attention. En même temps elle reprit ce conte dans ces termes :
    Le porteur, très-satisfait de l’argent qu’on lui avait donné, devait prendre son panier et se retirer ; mais il ne put s’y résoudre : il se sentait malgré lui arrêté par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes ; car Amine avait aussi ôté son voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait aucun homme dans cette maison. Néanmoins la plupart des provisions qu’il avait apportées, comme les fruits secs et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gens qui voulaient boire et se réjouir.
    Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtait pour prendre haleine ; mais voyant qu’il demeurait trop longtemps : « Qu’attendez-vous ? lui dit-elle ; n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose : qu’il s’en aille content. — Madame, répondit le porteur, ce n’est pas cela qui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine. Je vois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais ; mais j’espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avec trois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmes sans hommes est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnie d’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançait. Il n’oublia pas de citer ce qu’on disait à Bagdad : qu’on n’est pas bien à table, si l’on n’y est quatre ; et enfin il finit en concluant que puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’un quatrième.
    Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéide lui dit d’un air sérieux : « Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion ; mais, quoique vous ne méritiez pas que j’entre dans aucun détail avec vous, je veux bien, toutefois, vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires que personne n’en sait rien : nous avons un trop grand sujet de craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur que nous avons lu, dit : « Garde ton secret et ne le révèle à personne : qui le révèle n’en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? »
    « — Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’un mérite très-rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pour m’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai pas laissé de cultiver mon esprit autant que je l’ai pu, par la lecture des livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autre auteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée : « Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets qui abuseraient de notre confiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils sauront le garder. » Le secret, chez moi, est dans une aussi grande sûreté que s’il était dans un cabinet dont la clef fût perdue et la porte bien scellée. »
    Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d’esprit ; mais jugeant qu’il avait envie d’être du régal qu’elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons à nous régaler ; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur : « Mon ami, dit-elle au porteur, n’avez-vous jamais ouï dire ce que l’on dit assez communément : « Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-vous avec rien ? »
    Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéide et à Safie : « Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeure avec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nous divertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vous assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en si peu de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceurs qu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de la protection que je lui donne. »
    À ces paroles d’Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, et baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ; et en se relevant : « Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’hui mon bonheur, vous y mettez le comble par une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il en s’adressant aux trois sœurs ensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui le mérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendre l’argent qu’il avait reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder : « Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’y retourne plus… »
    L’aurore, qui parut, vint en cet endroit imposer silence à Scheherazade.
    Dinarzade, qui l’écoutait avec beaucoup d’attention, en fut fort fâchée ; mais elle eut sujet de s’en consoler, parce que le sultan, curieux de savoir ce qui se passerait entre les trois belles dames et le porteur, remit la suite de cette histoire à la nuit suivante, et se leva pour aller s’acquitter de ses fonctions ordinaires.
    XXXI NUIT. Dinarzade, le lendemain, ne manqua pas de réveiller la sultane à l’heure ordinaire et de lui dire : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de poursuivre le merveilleux conte que vous avez commencé. Scheherazade prit alors la parole, et s’adressant au sultan : Sire, dit-elle, je vais, avec votre permission, contenter la curiosité de ma sœur. En même temps elle reprit ainsi l’histoire des trois calenders :
    Zobéide ne voulut donc point reprendre l’argent du porteur : « Mais mon ami, lui dit-elle, en consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n’est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous ; nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l’honnêteté. » Pendant qu’elle tenait ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table. Elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin[16] et des tasses d’or. Après cela, les dames se placèrent et firent asseoir à leurs côtés le porteur, qui était satisfait au delà de tout ce qu’on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d’une beauté si extraordinaire.
    Après les premiers morceaux, Amine, qui s’était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens était que, comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire, venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’il avait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très-bonne humeur pendant le repas, qui dura fort longtemps, et fut accompagné de tout ce qui pouvait le rendre agréable.
    Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez : il est temps de vous retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit ; « Eh ! mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me trouve ? je suis hors de moi-même à force de vous voir et de boire ; je ne retrouverais jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître ; je la passerai où il vous plaira ; mais il ne me faut pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étais lorsque je suis entré chez vous : avec cela, je doute encore que je n’y laisse la meilleure partie de moi-même. »
    Amine prit une seconde fois le parti du porteur : « Mes sœurs, dit-elle, il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. — Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle en s’adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d’ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison : car en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas : prenez-y garde, et ne vous avisez pas d’être trop curieux en voulant trop approfondir les motifs de nos actions.
    « — Madame, repartit le porteur, je vous promets d’observer cette condition avec tant d’exactitude que vous n’aurez pas lieu de me reprocher d’y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion : ma langue, en cette occasion, sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir qui ne conserve rien des objets qu’il a reçus. — Pour vous faire voir, reprit Zobéide d’un air très-sérieux, que ce que nous vous demandons n’est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans. »
    Le porteur alla jusque là, et y lut ces mots, qui étaient écrits en gros caractères d’or : Qui parle de choses qui ne le regardent point entend ce qui ne lui plaît pas. Il revint ensuite trouver les trois sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez parler d’aucune chose qui ne me regardera pas et où vous puissiez avoir intérêt. »
    Cette convention faite, Amine apporta le souper, et quand elle eut éclairé la salle d’un grand nombre de bougies préparées avec le bois d’aloès et l’ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent une belle illumination, elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les dames prenaient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte de le faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés : enfin ils étaient tous dans la meilleure humeur du monde lorsqu’ils ouïrent frapper à la porte… Scheherazade fut obligée en cet endroit d’interrompre son récit, parce qu’elle vit paraître le jour.
    Le sultan, ne doutant point que la suite de cette histoire ne méritât d’être entendue, la remit au lendemain, et se leva. 

     
    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

    Histoire du jeune roi des Iles Noires. suite - XXVI NUIT.

    Dinarzade n’eut pas plus tôt jugé qu’il était temps d’appeler la sultane, qu’elle lui dit : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de nous raconter ce qui se passa dans le Palais des Larmes. Schahriar ayant témoigné qu’il avait la même curiosité que Dinarzade, la sultane prit la parole, et reprit ainsi l’histoire du jeune prince enchanté.
    Sire, après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bœuf au roi son mari, elle le revêtit du gros habillement de poil de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des Larmes, et en y entrant elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ; puis, s’approchant du lit où elle croyait que son amant était toujours : « Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoir ainsi troublé les contentements d’une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! Ô toi qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah ! traître, en attentant à la vie de l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajouta-t-elle en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, mon soleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? Êtes-vous résolu de me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m’aimez ? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure. »
    Alors le sultan, feignant de sortir d’un profond sommeil, et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine d’un ton grave : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-puissant. » À ces paroles, la magicienne, qui ne s’y attendait pas, fit un grand cri pour marquer l’excès de sa joie : « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? est-il bien vrai que je vous entende et que vous me parliez ? — Malheureuse ! reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours ? — Hé ! pourquoi répliqua la reine, me faites-vous ce reproche ? — Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissements de ton mari, que tu traites tous les jours avec tant d’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Il y a longtemps que je serais guéri et que j’aurais recouvré l’usage de la parole si tu l’avais désenchanté. Voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. — Eh bien ! dit la magicienne, pour vous apaiser, je suis prête à faire ce que vous me commanderez. Voulez-vous que je lui rende sa première forme ? — Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris. »
    La magicienne sortit aussitôt du Palais des Larmes. Elle prit une tasse d’eau, et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi son mari ; elle jeta de cette eau sur lui, en disant : « Si le Créateur de toutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est en colère contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle, et redeviens tel que tu étais auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant en son premier état, se leva librement avec toute la joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. »
    Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloigna de la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l’exécution avec tant de bonheur.
    Cependant la magicienne retourna au Palais des Larmes, et en entrant, comme elle croyait toujours parler au noir : « Cher amant, lui dit-elle, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné : rien ne vous empêche de vous lever et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis si longtemps.
    Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs : « Ce que tu viens de faire, répondit-il d’un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir : tu n’as ôté qu’une partie du mal, il en faut couper jusqu’à la racine. — Mon aimable noiraud, reprit-elle, qu’entendez-vous par la racine ? — Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements ? Tous les jours, à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l’étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi : voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et, à ton retour, je te donnerai la main, et tu m’aideras à me lever. »
    La magicienne, remplie de l’espérance que ces paroles lui firent concevoir s’écria, transportée de joie : « Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé : car je vais faire tout ce que vous me commandez. » En effet, elle partit dans le moment, et lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main et en fit une aspersion dessus…
    Scheherazade, en cet endroit, voyant qu’il était jour, n’en voulut pas dire davantage. Dinarzade dit à la sultane : Ma sœur, j’ai bien de la joie de savoir le jeune roi des quatre Îles Noires désenchanté, et je regarde déjà la ville et les habitants comme rétablis en leur premier état ; mais je suis en peine d’apprendre ce que deviendra la magicienne. — Donnez-vous un peu de patience, répondit la sultane ; vous aurez demain la satisfaction que vous désirez, si le sultan, mon seigneur, veut bien y consentir. » Schahriar, qui, comme on l’a déjà dit, avait pris son parti là-dessus, se leva pour aller remplir ses devoirs.
    XXVII NUIT Dinarzade, à l’heure ordinaire, ne manqua pas d’appeler la sultane : Ma chère sœur, dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous prie de nous raconter quel fut le sort de la reine magicienne, comme vous me l’avez promis. Scheherazade tint aussitôt sa promesse et parla de cette sorte :
    La magicienne, ayant fait l’aspersion, n’eut pas plus tôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants, mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves : chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée.
    Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des Larmes, pour en recueillir le fruit : « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j’ai fait tout ce que vous avez exigé de moi : levez-vous donc, et me donnez la main. — Approche, » lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et la saisit par le bras si brusquement, qu’elle n’eut pas le temps de se reconnaître ; et, d’un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l’une d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant du Palais des Larmes, il alla trouver le jeune prince des Îles Noires, qui l’attendait avec impatience : « Prince, lui dit-il en l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien à craindre : votre cruelle ennemie n’est plus. »
    Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance, et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités : « Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. — Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ? — Oui, répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin. — Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée ; mais depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur, et, pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume. »
    Le sultan fut extraordinairement surpris d’apprendre qu’il était si loin de ses états, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Îles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu’il n’en douta plus : « Il n’importe, reprit alors le sultan, la peine de m’en retourner dans mes états est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé et d’avoir acquis un fils en votre personne : car, puisque vous voulez bien me faire l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfant, je vous regarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier et mon successeur. »
    L’entretien du sultan et du roi des Îles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi, le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi
    Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en Chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement bien montés et équipés. Leur voyage fut heureux ; et lorsque le sultan, qui avait envoyé des courriers pour donner avis de son retardement et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.
    Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption qu’il avait faite du roi des quatre Îles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pour l’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.
    Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens, et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste de leurs jours.
    Scheherazade finit là le conte du pêcheur et du génie. Dinarzade lui marqua qu’elle y avait pris un plaisir infini, et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leur dit qu’elle en savait un autre plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui voulait permettre, elle le raconterait le lendemain, car le jour commençait à paraître. Schahriar, se souvenant du délai d’un mois qu’il avait accordé à la sultane, et curieux d’ailleurs de savoir si ce nouveau conte serait aussi agréable qu’elle le promettait, se leva dans le dessein de l’entendre la nuit suivante.
    XXVIII NUIT. Dinarzade, suivant sa coutume, n’oublia pas d’appeler la sultane lorsqu’il en fut temps : Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. Scheherazade, sans lui répondre, commença d’abord, et adressant la parole au sultan :
    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

    Histoire du jeune roi des Iles Noires.

    « Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet état. C’est le royaume des Îles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines : car ces montagnes étaient ci-devant des îles ; et la capitale, où le roi mon père faisait son séjour, était dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changements.
    « Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus tôt pris sa place, que je me mariai ; et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi, était ma cousine. J’eus tout lieu d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et, de mon côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi.
    « Un jour qu’elle était au bain l’après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur, que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient tout bas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation. »
    Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? — Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’en aperçoit pas ? — Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’en aperçût ? reprit la première : elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille, en lui passant sous le nez une certaine odeur. »
    « Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu’il m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller et de n’avoir rien entendu.
    « La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et, avant que de nous coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau que j’avais coutume de boire ; mais au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l’eau si adroitement, qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu.
    « Nous nous couchâmes ensuite, et bientôt après, croyant que j’étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assez haut : « Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais ! » Elle s’habilla promptement, et sortit de la chambre… »
    En achevant ces mots, Scheherazade, s’étant aperçu qu’il était jour, cessa de parler. Dinarzade avait écouté sa sœur avec beaucoup de plaisir. Schahriar trouvait l’histoire du roi des Îles Noires si digne de sa curiosité, qu’il se leva fort impatient d’en apprendre la suite la nuit suivante……
    XXIII NUIT Une heure avant le jour, Dinarzade, s’étant réveillée, ne manqua pas de dire à la sultane : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie, de continuer l’histoire du jeune roi des quatre Îles Noires. Scheherazade, rappelant aussitôt dans sa mémoire l’endroit où elle en était demeurée, la reprit dans ces termes :
    « D’abord que la reine ma femme fut sortie, poursuivit le roi des Îles Noires, je me levai et m’habillai à la hâte ; je pris mon sabre, et la suivis de si près, que je l’entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement de peur d’en être entendu. Elle passa par plusieurs portes, qui s’ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et la dernière qui s’ouvrit fut celle du jardin où elle entra. Je m’arrêtai à cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendant qu’elle traversait un parterre ; et, la conduisant des yeux autant que l’obscurité me le permettait, je remarquai qu’elle entra dans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m’y rendis par un autre chemin ; et, me glissant derrière la palissade d’une allée assez longue, je la vis qui se promenait avec un homme.
    « Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leurs discours, et voici ce que j’entendis : « Je ne mérite pas, disait la reine à son amant, le reproche que vous me faites de n’être pas assez diligente : vous savez bien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques d’amour que je vous ai données jusqu’à présent ne suffisent pas pour vous persuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si solidement bâties, au delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face. »
    « Comme la reine achevait ces paroles, son amant et elle, se trouvant au bout de l’allée, tournèrent pour entrer dans une autre, et passèrent devant moi. J’avais déjà tiré mon sabre, et comme l’amant était de mon côté, je le frappai sur le cou et le renversai par terre. Je crus l’avoir tué, et, dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire connaître à la reine, que je voulus épargner, à cause qu’elle était ma parente.
    « Cependant le coup que j’avais porté à son amant était mortel ; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, d’une manière, toutefois, qu’on peut dire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je traversais le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui poussait de grands cris, et, jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie.
    « Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai, et satisfait d’avoir puni le téméraire qui m’avait offensé, je m’endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi…… »
    Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit parce qu’elle vit paraître le jour : Bon Dieu, ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis bien fâchée que vous n’en puissiez pas dire davantage. — Ma sœur, répondit la sultane, vous deviez me réveiller de meilleure heure ; c’est votre faute. — Je la réparerai, s’il plaît à Dieu, cette nuit, répliqua Dinarzade : car je ne doute pas que le sultan n’ait autant d’envie que moi de savoir la fin de cette histoire, et j’espère qu’il aura la bonté de vous laisser vivre encore jusqu’à demain.
    XXIV NUIT. Effectivement, Dinarzade, comme elle se l’était proposé, appela de très-bonne heure la sultane : Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de nous achever l’agréable histoire du roi des Îles Noires ; je meurs d’impatience de savoir comment il fut changé en marbre. — Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan.
    « Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre Îles Noires. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil, et, à mon retour, la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi : « Sire, me dit-elle, je viens supplier votre majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l’état où je suis : trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps, sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques. — Et quelles sont ces nouvelles, madame ? lui dis-je. — La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans une bataille, et celle d’un de mes frères, qui est tombé dans un précipice. »
    « Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnait pas d’avoir tué son amant : « Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j’y prends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez ; vos larmes sont d’infaillibles marques de votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. »
    « Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe, avec un dôme qu’on peut voir d’ici, et elle l’appela le Palais des Larmes.
    « Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avait fait prendre, et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des Larmes.
    « Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux : il était non-seulement hors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l’usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien informé de tout cela, mais je feignais de l’ignorer.
    « Un jour j’allai par curiosité au Palais des Larmes, pour savoir quelle y était l’occupation de cette princesse, et, d’un endroit où je ne pouvais être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours, et vous ne me répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de l’univers. »
    « À ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience : je me montrai, et m’approchant d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-même. — Sire, me répondit-elle, s’il vous reste quelque considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »
    « Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer dans son devoir, ne servaient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler, et me retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant, et durant deux années entières elle ne fit que se désespérer.
    « J’allai une seconde fois au Palais des Larmes pendant qu’elle y était. Je me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant : « Il y a trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes discours et mes gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? Ô tombeau ! aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu le dépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. »
    « Je vous avoue, seigneur, que je fus indigné de ces paroles : car enfin, cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ; et apostrophant le même tombeau, à mon tour : « Ô tombeau ! m’écriai-je, que n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature ! ou plutôt, que ne consumes-tu l’amant et la maîtresse ! »
    « J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie : « Ah ! cruel, me dit-elle, c’est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop longtemps dissimulé : c’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir insulter une amante au désespoir ! — Oui, c’est moi, interrompis-je, transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait ; je devais te traiter de la même manière ; je me repens de ne l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. » En disant cela je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir. Mais regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, » me dit-elle avec un sourire moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié marbre et moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts… »
    Scheherazade, en cet endroit, ayant remarqué qu’il était jour, cessa de poursuivre son conte.
    Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je suis bien obligée au sultan ; c’est à sa bonté que je dois l’extrême plaisir que je prends à vous écouter. — Ma sœur, lui répondit la sultane, si cette même bonté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, vous entendrez des choses qui ne vous feront pas moins de plaisir que celles que je viens de vous raconter. Quand Schahriar n’aurait pas résolu de différer d’un mois la mort de Scheherazade, il ne l’aurait pas fait mourir ce jour-là.
    XXV NUIT Sur la fin de la nuit, Dinarzade s’écria : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie d’achever l’histoire du roi des Îles Noires. Scheherazade, s’étant réveillée à la voix de sa sœur, se prépara à lui donner la satisfaction qu’elle demandait ; elle commença de cette sorte : Le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconter son histoire au sultan :
    « Après, dit-il, que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsi métamorphosé et fait passer dans cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très-florissante et fort peuplée ; elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitants de différentes religions qui la composaient : les blancs étaient les Musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du feu ; les bleus, les Chrétiens ; et les jaunes, les Juifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vient chaque jour me donner, sur mes épaules nues, cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et met par-dessus cette robe de brocard que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. »
    En cet endroit de son discours, le jeune roi des Îles Noires ne put retenir ses larmes, et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s’écria : « Puissant créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre Providence ! Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en récompensera. »
    Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit : « Apprenez-moi où se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui est enseveli avant sa mort. — Seigneur, répondit le prince, l’amant, comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des Larmes, dans un tombeau en forme de dôme, et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire : mais tous les jours, au lever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’à présent, elle l’a empêché de mourir, et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il est blessé.
    « — Prince qu’on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne, et les auteurs qui feront votre histoire auront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose : c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rien pour vous la procurer. »
    En effet, le sultan, en s’entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua.
    Ils convinrent des mesures qu’il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa, à son ordinaire, dans une insomnie continuelle (car il ne pouvait dormir depuis qu’il était enchanté), avec quelque espérance, néanmoins, d’être bientôt délivré de ses souffrances.
    Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l’aurait embarrassé, et s’en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le lit où le noir était couché, il tira son sabre et ôta, sans résistance, la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté.
    La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d’aller dans la chambre où était le roi des Îles Noires, son mari. Elle le dépouilla, et commença de lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a pas d’exemple. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de ses cris et la conjurer de la manière du monde la plus touchante d’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper qu’après lui avoir donné les cent coups : « Tu n’as pas eu compassion de mon amant, lui disait-elle, tu n’en dois point attendre de moi… »
    Scheherazade aperçut le jour en cet endroit, ce qui l’empêcha de continuer son récit : Bon Dieu ! ma sœur, dit Dinarzade, voilà une magicienne bien barbare ! Mais en demeurerons-nous là, et ne nous apprendrez-vous pas si elle reçut le châtiment qu’elle méritait ? — Ma chère sœur, répondit la sultane, je ne demande pas mieux que de vous l’apprendre demain ; mais vous savez que cela dépend de la volonté du sultan. Après ce que Schahriar venait d’entendre, il était bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade ; au contraire : Je ne veux pas lui ôter la vie, disait-il en lui-même, qu’elle n’ait achevé cette histoire étonnante, quand le récit en devrait durer deux mois : il sera toujours en mon pouvoir de garder le serment que j’ai fait. »
     
    Partager via Gmail

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique