• Histoire racontée par le Pourvoyeur du sultan de Casgar. suite . CXXIII NUIT.

    « Lorsque la favorite de Zobéide, poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife voulait absolument qu’elle ouvrit le coffre où j’étais : « Pour celui-ci, dit-elle, votre majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : il y a des choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse. — Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content ; faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer.
    « Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui où j’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant la porte d’un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus ; montez et allez m’attendre. » Elle n’eut pas fermé la porte sur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où je venais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait lui faire des questions sur ce qu’elle avait vu ou entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux assez longtemps, après quoi il la quitta enfin, et se retira dans son appartement.
    « Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étais monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avait causées : « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la vôtre ; vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour de vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre, à ma place, n’aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit, ou plutôt il fallait avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; mais rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer ; couchez-vous ; je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide, ma maîtresse, à quelque heure du jour, et c’est une chose facile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ce discours, je dormis assez tranquillement, ou si mon sommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une dame qui avait tant d’esprit et de beauté.
    « Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant de me faire paraître devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponses que je devais faire. Après cela, elle me conduisit dans une salle où tout était d’une magnificence, d’une richesse et d’une propreté surprenantes. Je n’y étais pas entré, que vingt dames esclaves d’un âge un peu avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant un trône, en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames, toutes jeunes, et habillées de la même sorte que les premières, avec cette différence pourtant que leurs habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux qu’à peine pouvait-elle marcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliais de vous dire que sa dame favorite l’accompagnait, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés du trône.
    « D’abord que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état de ma fortune, à quoi je satisfis à son gré. Je m’en aperçus non-seulement à son air, elle me le fit même connaître par les choses qu’elle eut la bonté de me dire : « J’ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sa dame favorite), car je la regarde comme telle après le soin que j’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente : je l’approuve, et consens que vous vous mariiez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces ; mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours. Pendant ce temps-là je parlerai au calife et obtiendrai son consentement ; et vous, demeurez ici, on aura soin de vous. »
    En achevant ces paroles, Scheherazade aperçut le jour et cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :
    CXXIV NUIT.« Je demeurai dix jours dans l’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là je fus privé du plaisir de voir la dame favorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très-satisfait.
    « Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avait prise de marier sa favorite, et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sa part à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent, on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté et moi de l’autre, et, sur le soir, m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l’ail comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de les bien laver, et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivée jusqu’alors.
    « Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux, tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firent changer plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces, et chaque fois qu’on lui changeait d’habillement, on me la faisait voir.
    « Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables, qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. — Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. — Hé ! madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? — Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si malpropre s’approche de moi pour m’empester ? — Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le, qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. »
    « À ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et pour surcroît d’affliction on me condamne encore à avoir la main coupée ; et pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail et avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui qui l’a servi ! »
    La sultane Scheherazade, remarquant qu’il était jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant de toute sa force de la colère de la dame favorite, et fort curieux d’apprendre le dénouement de cette histoire.
    CXXV NUIT. Le lendemain, Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainsi le fil de son discours de la nuit précédente : « Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi lorsqu’elles entendirent parler de me faire couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il a commise et de la lui pardonner. — Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre et qu’il porte des marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera de sa vie de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite de se laver les mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus, elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. » Elle ne leur répondit rien ; mais elle se leva, et après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre ; toutes les dames la suivirent et me laissèrent seul dans une affliction inconcevable.
    « Je demeurai dix jours sans voir personne qu’une vieille esclave qui venait m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite : « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l’ail ? — Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si vindicatives pour une faute si légère ! » J’aimais cependant ma femme malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.
    « Un jour l’esclave me dit : « Votre épouse est guérie ; elle est allée au bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendra voir demain. Ainsi, ayez encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est d’ailleurs une personne très-sage, très-raisonnable et très-chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse. »
    « Véritablement ma femme vint le lendemain et me dit d’abord : « Il faut que je sois bien bonne de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant ces mots, elle appela des dames qui me couchèrent par terre par son ordre, et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; mais cela n’empêcha pas que je m’évanouisse par la quantité que j’en avais perdue et par le mal que j’avais souffert.
    « Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire pour me faire reprendre des forces. « Ah ! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieu d’une fois je me laverai les mains six-vingts fois avec de l’alcali, de la cendre de la même plante et du savon. — Hé bien ! dit ma femme, à cette condition je veux bien oublier le passé et vivre avec vous comme avec mon mari. »
    « Voilà, messeigneurs, ajouta le marchand de Bagdad en s’adressant à la compagnie, la raison pourquoi vous avez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui était devant moi. »
    Le jour, qui commençait à paraître, ne permit pas à Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais le lendemain elle reprit la parole dans ces termes :
    CXXVI NUIT. Sire, le marchand de Bagdad acheva de raconter ainsi son histoire : « Les dames n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite pour étancher le sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être falsifié, puisqu’elles l’avaient pris dans l’apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais comme j’avais toujours joui de ma liberté, je m’ennuyais fort d’être enfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulais rien témoigner à mon épouse de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandait pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnaissance seule la retenait auprès de Zobéide ; mais elle avait de l’esprit, et elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étais de ne pas vivre dans la ville avec des gens de ma condition comme j’avais toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.
    « C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques qui portaient chacun un sac d’argent. Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de l’ennui que vous cause le séjour de la cour. Mais je m’en suis bien aperçu, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content : Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent, pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille et allez nous acheter une maison. »
    « J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme, et l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombres d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin nous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée : au bout d’un an ma femme tomba malade et mourut en peu de jours.
    « J’aurais pu me remarier et continuer de vivre honorablement à Bagdad, mais l’envie de voir le monde m’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison, et, après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane et passai en Perse. De là je pris la route de Samarcande, d’où je suis venu m’établir en cette ville. »
    « Voilà, sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l’histoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. — Cette histoire, dit le sultan, a quelque chose d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alors le médecin juif s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ce prince et lui dit en se relevant : « Sire, si votre majesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. — Hé bien ! parle, lui dit le sultan ; mais si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donne la vie. »
    La sultane Scheherazade s’arrêta en cet endroit parce qu’il était jour. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :
    CXXVII NUIT. Sire, dit-elle, le médecin juif, voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole :

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  • Histoire racontée par le Pourvoyeur du sultan de Casgar.

    « Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez lui, sur le soir, à l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice et d’autres personnes des plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies on servit un festin magnifique, on se mit à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avait entre autres choses une entrée accommodée avec de l’ail, qui était excellente et dont tout le monde voulait avoir, et, comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressait pas d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presser là-dessus. « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l’ail ; je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pour l’ail ; mais sans lui donner le temps de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux ; ne prétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette grâce comme les autres. — Seigneur, lui repartit le convive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé je me laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec de l’alcali, quarante autres fois avec de la cendre de la même plante et autant de fois avec du savon : vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais ragoût à l’ail qu’à cette condition. »
    En achevant ces paroles, Scheherazade, voyant paraître le jour, se tut, et Schahriar se leva fort curieux de savoir pourquoi ce marchand avait juré de se laver six-vingts fois après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. La sultane contenta sa curiosité de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :
    CXVIII NUIT. Le pourvoyeur, parlant au sultan de Casgar : « Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec de l’alcali, de la cendre de la même plante et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez ; l’alcali, la cendre de la même plante et le savon ne vous manqueront pas. »
    « Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts et point de pouce, et personne jusque-là ne s’en était aperçu, quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. — Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en ai pas aussi à la gauche. » En même temps, il avança la main gauche et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il, le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied, et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre. Elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » À ces mots il se leva de table, et après s’être lavé les mains six-vingts fois, revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire dans ces termes :
    « Vous saurez, mes seigneurs, que sous le règne du calife Haroun Alraschid, mon père vivait à Bagdad, où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes, et, par mes soins, ma petite fortune commença de prendre une face assez riante.
    « Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main et qui lui dit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous veniez de trop bonne heure ; vous voyez bien qu’il n’y a encore personne au bezestan, et si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je le devais. »
    Scheherazade n’en serait pas demeurée en cet endroit, si le jour, qu’elle vit paraître, ne lui eût imposé silence. Le sultan des Indes, qui souhaitait d’entendre la suite de cette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.
    CXIX NUIT. La sultane ayant été réveillée par sa sœur Dinarzade, adressa la parole au sultan : Sire, dit-elle, le marchand continua de cette sorte le récit qu’il avait commencé : « La dame s’assit dans ma boutique, et, remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et moi dans le bezestan, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnément ce fut la même chose pour moi. J’eus toujours les yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui était pas désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise, et elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue l’y obligea.
    « Après qu’elle se fut remise au même état qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchait plusieurs sortes d’étoffes des plus belles et des plus riches, qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avais. « Hélas ! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m’établir. Je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestan ; mais, pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, d’abord que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez : ils m’en diront le prix au juste, et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus longtemps, que je lui faisais accroire que les marchands qu’elle demandait n’étaient pas encore arrivés.
    « Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je l’avais été de la beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation : je courus chercher les étoffes qu’elle désirait, et quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille drachmes d’argent monnayé. J’en fis un paquet que je donnai à l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite et partit après avoir pris congé de moi. Je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du bezestan, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fût remontée sur sa mule.
    « La dame n’eut pas plus tôt disparu, que je m’aperçus que l’amour m’avait fait faire une grande faute. Il m’avait tellement troublé l’esprit que je n’avais pas pris garde qu’elle s’en allait sans payer, et ne lui avais pas seulement demandé qui elle était ni où elle demeurait. Je fis réflexion pourtant que j’étais redevable d’une somme considérable à plusieurs marchands qui n’auraient peut-être pas la patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins chez moi, aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette. »
    Scheherazade en cet endroit vit paraître le jour, cessa de parler. La nuit suivante elle continua de cette manière :
    CXX NUIT.« J’avais prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement. La huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai. Ils y consentirent ; mais dès le lendemain je vis arriver la dame montée sur sa mule avec la même suite et à la même heure que la première fois.
    « Elle vint droit à ma boutique : « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle, mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour : portez-le chez un changeur, qu’il voie s’il est de bon aloi et si le compte y est. » L’eunuque qui avait l’argent vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame, jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestan furent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étais pas trompé, quand, dès la première conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup d esprit.
    « Lorsque les marchands furent arrivés, et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j’avais pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire ni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’est qu’elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paie une somme assez considérable, disais-je en moi-même, mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissent pas et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour pendant un mois entier qui s’écoula, sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin les marchands s’impatientaient, et, pour les satisfaire j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.
    « Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions : entre autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis que non et que je ne l’avais jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire, et m’ayant tiré à l’écart me fit peser l’or. Pendant que je le pesais, l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connais parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour : elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes, elle ne vient ici uniquement que parce que vous lui avez inspiré une passion violente. C’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. — Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle dès le premier moment que je l’ai vue, mais je n’osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez. »
    « Enfin j’achevai de peser les pièces d’or, et pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame et lui dit que j’étais très-content. C’était le mot dont ils étaient convenus entre eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu’elle m’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il me dirait de sa part.
    « Je portai à chaque marchand l’argent qui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin. » Mais, sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paraît. À ces mots, elle garda le silence ; le lendemain elle reprit ainsi la suite de son discours :
    CXXI NUIT.« Je fis bien des amitiés à l’eunuque, dit le marchand de Bagdad, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux ; elle est malade d’amour ; on ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle en a, et si elle disposait de ses actions elle viendrait vous chercher, et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. — À son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’était quelque dame de considération. — Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéide, épouse du calife, laquelle l’aime d’autant plus chèrement qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle des emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du commandeur des croyants, qu’elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéide lui a dit qu’elle y consentait, mais qu’elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu’en ce cas-là elle ferait les frais des noces. C’est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. — Elle est toute prise, repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. — Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret. La favorite en a pris de justes : de votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie. »
    « Je l’assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut ; j’attendis la fin du jour avec impatience, et quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie, après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.
    « Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques. Ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent. Il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m’avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étais prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit-elle. » En disant cela, elle ouvrit un des coffres et m’ordonna de me mettre dedans. « C’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avais trop fait pour reculer, je fis ce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite, l’eunuque qui était dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les leur fit tous reporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide.
    « Pendant ce temps-là, je faisais de sérieuses réflexions, et considérant le danger où j’étais, je me repentis de m’y être exposé ; je fis des vœux et des prières qui n’étaient guère de saison.
    « Le bateau aborda devant la porte du palais du calife, on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché, il fallut l’éveiller et le faire lever… » Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, je vois le jour qui commence à paraître. Schahriar se leva pour aller tenir son conseil, et dans la résolution d’entendre, le lendemain, la suite d’une histoire qu’il avait écoutée jusque là avec plaisir.
    CXXII NUIT. Quelques moments avant le jour, la sultane des Indes s’étant réveillée, poursuivit de cette manière l’histoire du marchand de Bagdad : « L’officier des eunuques, continua-t-il, fâché de ce qu’on avait interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenait si tard. « Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui dit-il ; pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir et que je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l’un après l’autre, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étais enfermé : ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.
    « La favorite, qui avait la clef, protesta qu’elle ne la donnerait pas et ne souffrirait jamais qu’on ouvrit ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre particulièrement est rempli de marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la fontaine de Zemzem, envoyées de la Mecque. Si quelqu’une venait à se casser, les marchandises en seraient gâtées et vous en répondriez : la femme du commandeur des croyants, saurait bien se venger de votre insolence. Enfin elle parla avec tant de fermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite ni du coffre où j’étais ni des autres. « Passez donc, dit-il en colère, marchez ! » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les coffres.
    « À peine y furent-ils que j’entendis crier tout à coup : « Voilà le calife ! voilà le calife ! » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ. C’était effectivement le calife. « Qu’apportez-vous dans ces coffres ? dit-il à la favorite. — Commandeur des croyants, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de votre majesté a souhaité qu’on lui montrât. — Ouvrez, ouvrez, reprit le calife, je les veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étaient propres que pour des dames, et que ce serait ôter à son épouse le plaisir qu’elle se faisait de les voir la première. « Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore que sa majesté, en l’obligeant à manquer de fidélité à sa maîtresse, l’exposait à sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucun reproche : ouvrez, seulement, et ne me faites pas attendre plus longtemps. »
    « Il fallut obéir, et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres l’un après l’autre et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier : elle voulait mettre sa patience à bout, mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’était pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étais, elle ne s’empressait pas de le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à visiter. « Achevons, dit le calife, voyons encore ce qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étais vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyais pas échapper d’un si grand danger. »
    Scheherazade, à ces derniers mots, vit paraître le jour. Elle interrompit sa narration ; mais elle la continua de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

     
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  • Histoire que raconta le Marchand chrétien. suite - CXII NUIT.

    « Il est plus à propos, madame, poursuivit-il, que vous ayez la bonté de m’enseigner votre demeure ; j’aurai l’honneur de vous aller voir chez vous. » La dame y consentit. « Il est, dit-elle, vendredi après-demain ; venez ce jour-là, après la prière du midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous n’avez qu’à demander la maison d’Abou-Schamma, surnommé Bercout, autrefois chef des émirs : vous me trouverez là. » À ces mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une grande impatience.
    « Le vendredi, je me levai de bon matin ; je pris le plus bel habit que j’eusse, avec une bourse où je mis cinquante pièces d’or, et, monté sur un âne que j’avais retenu dès le jour précédent, je partis accompagné de l’homme qui me l’avait loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de la Dévotion, je dis au maître de l’âne de demander où était la maison que je cherchais : on la lui enseigna et il m’y mena. Je descendis à la porte. Je le payai bien et le renvoyai, en lui recommandant de bien remarquer la maison où il me laissait et de ne pas manquer de m’y venir prendre le lendemain matin, pour me ramener au khan de Mesrour.
    « Je frappai à la porte, et aussitôt deux petites esclaves blanches comme la neige et très-proprement habillées vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous plaît, me dirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a deux jours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans la cour et vis un grand pavillon élevé sur sept marches, et entouré d’une grille qui le séparait d’un jardin d’une beauté admirable. Outre les arbres qui ne servaient qu’à l’embellir et qu’à former de l’ombre, il y en avait une infinité d’autres chargés de toutes sortes de fruits. Je fus charmé du ramage d’un grand nombre d’oiseaux qui mêlaient leurs chants au murmure d’un jet d’eau d’une hauteur prodigieuse qu’on voyait au milieu d’un parterre émaillé de fleurs. D’ailleurs ce jet d’eau était très-agréable à voir ; quatre gros dragons dorés paraissaient aux angles du bassin qui était en carré, et ces dragons jetaient de l’eau en abondance, mais de l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu plein de délices me donna une haute idée de la conquête que j’avais faite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon magnifiquement meublé, et pendant que l’une courut avertir sa maîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi et me fit remarquer toutes les beautés du salon. »
    En achevant ces derniers mots, Scheherazade cessa de parler, à cause qu’elle vit paraître le jour. Schahriar se leva fort curieux d’apprendre ce que ferait le jeune homme de Bagdad dans le salon de la dame du Caire. La sultane contenta le lendemain la curiosité de ce prince en reprenant ainsi cette histoire :
    CXIII NUIT. Sire, le marchand chrétien continuant de parler au sultan de Casgar, poursuivit de cette manière : « Je n’attendis pas longtemps dans le salon, me dit le jeune homme ; la dame que j’aimais y arriva bientôt, fort parée de perles et de diamants, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’était plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eûmes de nous revoir, car c’est une chose que je ne pourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les premiers compliments, nous nous assîmes tous deux sur un sofa où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table, et après le repas nous nous remîmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son des instruments que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même et acheva par ses chansons de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.
    « Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avais apportées, je dis adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrais : « Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte, et, en nous séparant, elle me conjura de tenir ma promesse.
    « Le même homme qui m’avait amené m’attendait avec son âne. Je montai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payais pas afin qu’il me vînt reprendre l’après-dînée à l’heure que je lui marquai.
    « D’abord que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux que j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors je partis avec lui et me rendis chez la dame qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le premier.
    « En la quittant le lendemain, je lui laissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour… » À ces mots, Scheherazade ayant aperçu le jour en avertit le sultan des Indes qui se leva sans lui rien dire. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit ainsi la suite de l’histoire commencée :
    CXIV NUIT. Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar : « Le jeune homme de Bagdad, dit-il, poursuivit son histoire dans ces termes : « Je continuai de voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque jour une bourse de cinquante pièces d’or, et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je voyais régulièrement deux fois la semaine, ne me durent plus rien : enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’en avoir.
    « Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce que je faisais, et m’en allai du côté du château où il y avait un grand nombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnait le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où était tout ce monde, je me mêlai parmi la foule et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avait à l’arçon de sa selle un sac à demi ouvert d’où sortait un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que je faisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne le touchât et ne déchirât son habit. En ce moment le démon me tenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut. Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent.
    « Quand le porteur fut passé, le cavalier, qui avait apparemment quelque soupçon de ce que j’avais fait pendant qu’il avait la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et, n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier et lui demander pour quel sujet il m’avait frappé ; s’il lui était permis de maltraiter ainsi un musulman. « De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque ; je ne l’ai pas fait sans raison : c’est un voleur. » À ces paroles, je me relevai, et, à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’il était un menteur, qu’il n’était pas croyable qu’un jeune homme tel que moi eût commis la méchante action qu’il m’imputait ; enfin ils soutenaient que j’étais innocent ; et tandis qu’ils retenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police suivi de ses gens passa par là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte de l’avoir volé.
    « Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disait. Il demanda au cavalier s’il ne soupçonnait pas quelque autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avait de croire qu’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller, ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt ; et l’un d’entre eux m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse. »
    Mais sire, voilà le jour, dit Scheherazade en se reprenant ; si votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de cette histoire. Schahriar, qui n’avait pas un autre dessein, se leva sans lui répondre, et alla remplir ses devoirs.
    CXV NUIT. Sur la fin de la nuit suivante, la sultane adressa ainsi la parole à Schahriar : Sire, le jeune homme de Bagdad poursuivant son histoire : « Lorsque le lieutenant de police, dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda au cavalier si elle était à lui et combien il y avait mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avait été prise, et assura qu’il y avait dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui. « Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité. Est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier ? N’attendez pas que j’emploie les tourments pour vous le faire confesser. » Alors, baissant les yeux, je dis en moi-même : « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête et confessai que c’était moi. Je n’eus pas plus tôt fait cet aveu que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main, et la sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs : je remarquai même sur le visage du cavalier qu’il n’en était pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper un pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce : il la demanda et l’obtint.
    « Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi : « Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussi bien fait que vous ; mais, tenez, voilà cette bourse fatale, je vous la donne et je suis très-fâché du malheur qui vous est arrivé. » En achevant ces paroles il me quitta, et comme j’étais très-faible à cause du sang que j’avais perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras et mirent ma main dans un linge que j’emportai avec moi attaché à ma ceinture.
    « Quand je serais retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y aurais pas trouvé le secours dont j’avais besoin. C’était aussi hasarder beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. Elle ne voudra peut-être plus me voir, disais-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. Je ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti, et afin que le monde qui me suivait se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs rues détournées et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si faible et si fatigué que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe, car je me gardai bien de le faire voir.
    « Cependant la dame avertie de mon arrivée et du mal que je souffrais, vint avec empressement, et me voyant pâle et défait : « Ma chère âme, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai : « Madame, lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en parut très-affligée : « Asseyez-vous, reprit-elle, car je m’étais levé pour la recevoir ; dites-moi comment cela vous est venu : vous vous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelque autre chose que vous me cachez ; apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardais le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes coulaient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger. Vous en aurais-je donné quelque sujet sans y penser, et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? — Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et un soupçon si injuste augmente encore mon mal. »
    « Je ne pouvais me résoudre à lui en déclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit le souper. Elle me pria de manger ; mais, ne pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusant sur ce que je n’avais nul appétit : « Vous en aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d’opiniâtreté : votre dégoût, sans doute, ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. — Hélas ! madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas prononcé ces paroles qu’elle me versa à boire, et me présentant la tasse : « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche et pris la tasse. »
    À ces mots, Scheherazade, apercevant le jour, cessa de parler ; mais la nuit suivante elle poursuivit son discours de cette manière :
    CXVI NUIT.« Lorsque j’eus la tasse à la main, dit le jeune homme, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de la main gauche plutôt que de la droite ? — Ah ! madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une tumeur à la main droite. — Montrez-moi cette tumeur, répliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusai en disant qu’elle n’était pas encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse, qui était très-grande. Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étais m’eurent bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil qui dura jusqu’au lendemain.
    « Pendant ce temps-là la dame, voulant savoir quel mal j’avais à la main droite, leva ma robe, qui la cachait, et vit avec tout l’étonnement que vous pouvez penser qu’elle était coupée et que je l’avais apportée dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine pourquoi j’avais tant résisté aux pressantes instances qu’elle m’avait faites, et elle passa la nuit à s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fût arrivée pour l’amour d’elle.
    « À mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage qu’elle était saisie d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner elle ne me parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille qu’on m’avait préparé par son ordre, me fit manger et boire pour me donner, disait-elle, les forces dont j’avais besoin. Après cela je voulus prendre congé d’elle, mais me retenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre longtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ces gens satisfaits de leur peine, elle ouvrit un grand coffre où étaient toutes les bourses, dont je lui avais fait présent depuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule : tenez, voilà la clef du coffre, vous en êtes le maître. » Je la remerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne meure encore pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la conjurai par tout ce que l’amour a de plus puissant d’abandonner une résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner, et le chagrin de me voir manchot lui causa une maladie de cinq ou six semaines dont elle mourut.
    « Après avoir regretté sa mort autant que je le devais, je me mis en possession de tous ses biens, qu’elle m’avait fait connaître, et le sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisait une partie. »
    Scheherazade voulait continuer sa narration, mais le jour, qui paraissait l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit ainsi le fil de son discours :
    CXVII NUIT. Le jeune homme de Bagdad, acheva de raconter son histoire de cette sorte au marchand chrétien : « Ce que vous venez d’entendre, poursuivit-il, doit m’excuser auprès de vous d’avoir mangé de la main gauche. Je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis assez reconnaître votre fidélité, et, comme j’ai, Dieu merci, assez de biens, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de vouloir accepter le présent que je vous fais de la somme que vous me devez. Outre cela, j’ai une proposition à vous faire : Ne pouvant plus demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens de vous conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble et nous partagerons également le gain que nous ferons. »
    « Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé son histoire, dit le marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu’il me fut possible du présent qu’il me faisait ; et quant à sa proposition de voyager avec lui, je lui dis que je l’acceptais très-volontiers, en l’assurant que ses intérêts me seraient toujours aussi chers que les miens.
    « Nous prîmes jour pour notre départ, et lorsqu’il fut arrivé nous nous mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans plusieurs villes, sommes enfin venus, sire, jusqu’à votre capitale. Au bout de quelque temps le jeune homme m’ayant témoigné qu’il avait dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos comptes et nous nous séparâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Il partit, et moi, sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur d’être au service de votre majesté. Voilà l’histoire que j’avais à vous raconter. Ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ? »
    Le sultan de Casgar se mit en colère contre le marchand chrétien, « Tu es bien hardi, lui dit-il, d’oser me faire le récit d’une histoire si peu digne de mon attention et de la comparer à celle du bossu. Peux-tu te flatter de me persuader que les fades aventures d’un jeune débauché sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais vous faire pendre tous quatre pour venger sa mort. »
    À ces paroles, le pourvoyeur, effrayé, se jeta aux pieds du sultan : « Sire, dit-il, je supplie votre majesté de suspendre sa juste colère, de m’écouter et de nous faire grâce à tous quatre, si l’histoire que je vais conter à votre majesté est plus belle que celle du bossu. — Je t’accorde ce que tu demandes, répondit le sultan ; parle. » Le pourvoyeur prit alors la parole et dit :

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  • Histoire que raconta le Marchand chrétien.

    « Sire, avant que je m’engage dans le récit que votre majesté consent que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire : je suis étranger, natif du Caire en Égypte, Copte de nation et chrétien de religion. Mon père était courtier, et il avait amassé des biens assez considérables qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple et embrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans le logement public des marchands de toutes sortes de grains, un jeune marchand très-bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint m’aborder ; il me salua, et ouvrant un mouchoir où il y avait une montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui que vous voyez ? »
    Scheherazade, apercevant le jour, se tut en cet endroit ; mais elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :
    CVI NUIT. Sire, le marchand chrétien continuant de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il venait de commencer : « J’examinai, dit-il, le sésame que le jeune marchand me montrait, et je lui répondis qu’il valait, au prix courant, cent drachmes d’argent la grande mesure. « Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce prix-là, et venez jusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un khan séparé de toute autre habitation : je vous attendrai là. » En disant ces paroles il partit, et me laissa la montre de sésame, que je fis voir à plusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu’ils en prendraient tant que je leur en voudrais donner à cent dix drachmes d’argent la mesure, et à ce compte je trouvais à gagner avec eux dix drachmes par mesure. Flatté de ce profit, je me rendis à la porte de la Victoire, où le jeune marchand m’attendait. Il me mena dans son magasin, qui était plein de sésame ; il y en avait cent cinquante grandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des ânes, et je les vendis cinq mille drachmes d’argent. « De cette somme, me dit le jeune homme, il y a cinq cents drachmes pour votre droit à dix par mesure ; je vous les accorde ; et pour ce qui est du reste, qui m’appartient, comme je n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos marchands, et me le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. » Je lui répondis qu’il serait prêt toutes les fois qu’il voudrait le venir prendre ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant, et me retirai fort satisfait de sa générosité
    « Je fus un mois sans le revoir ; au bout de ce temps-là je le vis paraître. « Où sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents drachmes que vous me devez ?
    — Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je, et je vais vous les compter tout à l’heure. » Comme il était monté sur son âne, je le priai de mettre pied à terre et de me faire l’honneur de manger un morceau avec moi avant que de les recevoir. « Non, me dit-il, je ne puis descendre à présent, j’ai une affaire pressante qui m’appelle ici près ; mais je vais revenir et en repassant je prendrai mon argent, que je vous prie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Je l’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un mois encore après. « Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi de me laisser entre les mains, sans me connaître, une somme de quatre mille cinq cents drachmes d’argent : un autre que lui n’en userait pas ainsi et craindrait que je ne la lui emportasse. » Il revint à la fin du troisième mois ; il était encore monté sur son âne, mais plus magnifiquement habillé que les autres fois. »
    Scheherazade, voyant que le jour commençait à paraître, n’en dit pas davantage cette nuit. Sur la fin de la suivante elle poursuivit de cette manière, en faisant toujours parler le marchand chrétien au sultan de Casgar :
    CVII NUIT.« D’abord que j’aperçus le jeune marchand j’allai au-devant lui ; je le conjurai de descendre et lui demandai s’il ne voulait donc pas que je lui comptasse l’argent que j’avais à lui. « Cela ne presse pas, me répondit-il d’un air gai et content, je sais qu’il est en bonne main ; je viendrai le prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne me restera plus autre chose. » À ces mots, il donna un coup de fouet à son âne, et je l’eus bientôt perdu de vue. « Bon, dis-je en moi-même, il me dit de l’attendre à la fin de la semaine, et selon son discours je ne le verrai peut-être de longtemps. Je vais cependant faire valoir son argent, ce sera un revenant-bon pour moi. »
    « Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l’année se passa avant que j’entendisse parler du jeune homme. Au bout de l’an il parut aussi richement vêtu que la dernière fois, mais il me semblait avoir quelque chose dans l’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez moi. « Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais à condition que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi. — Je ne ferai que ce qu’il vous plaira, repris-je ; descendez donc, de grâce. » Il mit pied à terre et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je voulais lui faire, et, en attendant qu’on servît, nous commençâmes à nous entretenir. Quand le repas fut prêt, nous nous assîmes à table. Dès le premier morceau je remarquai qu’il le prit de la main gauche, et je fus fort étonné de voir qu’il ne se servait nullement de la droite. Je ne savais ce que j’en devais penser. « Depuis que je connais ce marchand, disais-je en moi-même, il m’a toujours paru très-poli : serait-il possible qu’il en usât ainsi par mépris pour moi ? Par quelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? »
    Le jour, qui éclairait l’appartement du sultan des Indes, ne permit pas à Scheherazade de continuer cette histoire ; mais elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar :
    CVIII NUIT. Sire, le marchand chrétien était fort en peine de savoir pourquoi son hôte ne mangeait que de la main gauche : « Après le repas, dit-il, lorsque mes gens eurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deux sur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellente pour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche. « Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonner la liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous ne vous servez pas de votre main droite. Vous y avez mal, apparemment ? » Il fit un grand soupir au lieu de me répondre, et, tirant son bras droit, qu’il avait tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avait la main coupée, de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué sans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. — Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande, et après les avoir essuyées, il me conta son histoire comme je vais vous la raconter :
    « Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche, et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. À peine étais-je entré dans le monde, que, fréquentant des personnes qui avaient voyagé et qui disaient des merveilles de l’Égypte et particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours et eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivait encore, et il ne m’en aurait pas donné la permission. Il mourut enfin, et sa mort me laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai une très-grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de Bagdad et de Moussoul, et me mis en chemin.
    « En arrivant au Caire, j’allai descendre au khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots que j’avais apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue du chemin, pendant que mes gens, à qui j’avais donné de l’argent, allèrent acheter des vivres et firent la cuisine. Après le repas, j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques et d’autres endroits qui méritaient d’être vus.
    « Le lendemain je m’habillai proprement, et après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots de très-belles et très-riches étoffes, dans l’intention de les porter à un bezestan[ pour voir ce qu’on en offrirait, j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au bezestan des Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtiers et de crieurs qui avaient été avertis de mon arrivée. Je partageai des essais d’étoffe entre plusieurs crieurs, qui les allèrent crier et faire voir dans tout le bezestan ; mais nul des marchands n’en offrit que beaucoup moins que ce qu’elles me coûtaient d’achat et de frais de voiture. Cela me fâcha, et j’en marquais mon ressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous en croire, me dirent-ils, nous vous enseignerons un moyen de ne rien perdre sur vos étoffes. »
    En cet endroit, Scheherazade s’arrêta parce qu’elle vit paraître le jour. La nuit suivante elle reprit son discours de cette manière :
    CIX NUIT. Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar : « Les courtiers et les crieurs, me dit le jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pas perdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il fallait faire pour cela. « Les distribuer à plusieurs marchands, repartirent-ils ; ils les vendront en détail ; et deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent qu’ils en auront fait. Par là vous gagnerez au lieu de perdre, et les marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le Nil. »
    « Je suivis leur conseil, je les menai avec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mes marchandises ; et retournant au bezestan, je les distribuai à différents marchands qu’ils m’avaient indiqués comme les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme signé par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le premier mois.
    « Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à peu près de mon âge qui avaient soin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptaient ; ainsi les jours de recette, quand je me retirais au khan de Mesrour, où j’étais logé, j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que les autres jours de la semaine je n’allasse passer la matinée tantôt chez un marchand et tantôt chez un autre ; je me divertissais à m’entretenir avec eux et à voir ce qui se passait dans le bezestan.
    « Un lundi que j’étais assis dans la boutique d’un de ces marchands qui se nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il était aisé de le connaître à son air, à son habillement et par une esclave fort proprement mise qui la suivait, entra dans la même boutique et s’assit près de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout ce qu’elle faisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande envie de la mieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne s’aperçut pas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention ne lui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui lui descendait sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin, elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle, par le son agréable de sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santé depuis le temps qu’elle ne l’avait vu.
    « Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses indifférentes elle lui dit qu’elle cherchait une certaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venait à sa boutique comme à celle qui était la mieux assortie de tout le bezestan, et que s’il en avait, il lui ferait un grand plaisir de lui en montrer, Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’une desquelles s’étant arrêtée et lui en ayant demandé le prix, il la lui laissa à onze cents drachmes d’argent. « Je consens de vous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe. Je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cents drachmes dont nous convenons pour elle. — Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferais crédit avec plaisir et vous laisserais emporter l’étoffe si elle m’appartenait ; mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez, et c’est aujourd’hui un jour que je dois lui compter de l’argent. — Et d’où vient, reprit la dame, fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? et toutes les fois que j’ai acheté des étoffes et que vous avez bien voulu que je les aie emportées sans les payer sur-le-champ, ai-je jamais manqué de vous envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il, mais j’ai besoin d’argent aujourd’hui. — Eh bien ! voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant : que Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns comme les autres ; vous n’avez aucun égard pour personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fort irritée contre Bedreddin. »
    Là, Scheherazade, voyant que le jour paraissait, cessa de parler. La nuit suivante elle continua de cette manière :
    CX NUIT. Le marchand chrétien poursuivant son histoire : « Quand je vis, me dit le jeune homme, que la dame se retirait, je sentis bien que mon cœur s’intéressait pour elle. Je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je le moyen de vous contenter l’un et l’autre. » Elle revint en me disant que c’était pour l’amour de moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ? — Onze cents drachmes d’argent, répondit-il, je ne puis la donner à moins. — Livrez-la donc à cette dame, repris-je, et qu’elle l’emporte. Je vous donne cent drachmes de profit, et je vais vous faire un billet de la somme, à prendre sur les autres marchandises que vous avez à moi. Effectivement, je fis le billet, le signai et le mis entre les mains de Bedreddin. Ensuite, présentant l’étoffe à la dame : « Vous pouvez l’emporter, madame, lui dis-je, et quant à l’argent, vous me l’enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si vous voulez. — Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle : vous en usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serais indigne de paraître devant les hommes si je ne vous en témoignais pas de la reconnaissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente vos biens, vous fasse vivre longtemps après moi, vous ouvre la porte des cieux, à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! »
    « Ces paroles me donnèrent de la hardiesse. « Madame, lui dis-je, laissez-moi voir votre visage pour prix de vous avoir fait plaisir : ce sera me payer avec usure. » À ces mots, elle se retourna de mon côté, ôta la mousseline qui lui couvrait le visage, et offrit à mes yeux une beauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien dire pour lui exprimer ce que j’en pensais. Je ne me serais jamais lassé de la regarder : mais elle se recouvrit promptement le visage, de peur qu’on ne l’aperçût, et après avoir abaissé le crépon, elle prit la pièce d’étoffe et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien différent de celui où j’étais en y arrivant. Je demeurai longtemps dans un trouble, dans un désordre étrange. Avant que de quitter le marchand, je lui demandai s’il connaissait la dame. « Oui, me répondit-il, elle est fille d’un émir qui lui a laissé en mourant des biens immenses. »
    « Quand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent à souper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus même fermer l’œil de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il fut jour, je me levai dans l’espérance de revoir l’objet qui troublait mon repos : et dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de Bedreddin. »
    Mais, sire, dit Scheherazade, le jour, que je vois paraître, m’empêche de continuer mon récit. Après avoir dit ces paroles elle se tut, et la nuit suivante elle reprit sa narration dans ces termes :CXI NUIT.Sire, le jeune homme de Bagdad racontant ses aventures au marchand chrétien : « Il n’y avait pas longtemps, dit-il, que j’étais arrivé à la boutique de Bedreddin lorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour d’auparavant. Elle ne regarda pas le marchand, et s’adressant à moi seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connaître, par une générosité que je n’oublierai jamais. — Madame, lui répondis-je, il n’était pas besoin de vous presser si fort. J’étais sans inquiétude sur mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. — Il n’était pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En disant cela, elle me mit l’argent entre les mains et s’assit près de moi.
    « Alors, profitant de l’occasion que j’avais de l’entretenir, je lui parlai de l’amour que je sentais pour elle ; mais elle se leva et me quitta brusquement, comme si elle eût été fort offensée de la déclaration que je venais de lui faire. Je la suivis des yeux tant que je la pus voir, et dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand et sortis du bezestan sans savoir où j’allais. Je rêvais à cette aventure lorsque je sentis qu’on me tirait par derrière. Je me tournai aussitôt pour voir ce que ce pouvait être, et je reconnus avec plaisir l’esclave de la dame dont j’avais l’esprit occupé. « Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette jeune personne à qui vous venez de parler dans la boutique d’un marchand, voudrait bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre. » Je la suivis et trouvai en effet sa maîtresse qui m’attendait dans la boutique d’un changeur où elle était assise.
    « Elle me fit asseoir auprès d’elle, et prenant la parole : « Mon cher seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement. Je n’ai pas jugé à propos, devant ce marchand, de répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments que je vous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse que je prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais, pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis sentie de l’inclination pour vous. Depuis hier je n’ai fait que penser aux choses que vous me dites, et mon empressement à vous venir chercher si matin doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. — Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne saurait aimer avec plus de passion que je vous aime : depuis l’heureux moment que vous parûtes à mes yeux, ils furent éblouis de tant de charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. — Ne perdons pas le temps en discours inutiles, interrompit-elle ; je ne doute pas de votre sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chez vous ? — Madame, lui répondis-je, je suis un étranger logé dans un khan qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre rang et de votre mérite. »
    Scheherazade allait poursuivre, mais elle fut obligée d’interrompre son discours parce que le jour paraissait. Le lendemain, elle continua de cette sorte, en faisant toujours parler le jeune homme de Bagdad :

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  • Histoire du petit Bossu.

    Il y avait autrefois à Casgar, aux extrémités de la Grande-Tartarie, un tailleur qui avait une très-belle femme qu’il aimait beaucoup et dont il était aimé de même. Un jour, qu’il travaillait, un petit bossu vint s’asseoir à l’entrée de sa boutique et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l’entendre et résolut de l’emmener dans sa maison pour réjouir sa femme. « Avec ses chansons plaisantes, disait-il, il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui en fit la proposition, et le bossu l’ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui.
    Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu’il était temps de souper, servit un bon plat de poisson qu’elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais en mangeant, le bossu avala, par malheur, une grosse arête ou un os, dont il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y puissent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet accident, qu’il était arrivé chez eux et qu’ils avaient sujet de craindre que, si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari, néanmoins, trouva un expédient pour se défaire du corps mort. Il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinage un médecin juif, et là-dessus ayant formé un projet, pour commencer à l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu l’un par les pieds et l’autre par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissait un escalier très-raide par où l’on montait à sa chambre ; une servante descend aussitôt même sans lumière, ouvre, et demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez ajouta-t-il en lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance, afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.
    Cependant la servante ayant dit au médecin qu’un homme et une femme l’attendaient à la porte et le priaient de descendre pour voir un malade qu’ils avaient amené, et lui ayant remis entre les mains l’argent qu’elle avait reçu, il se laissa transporter de joie ; se voyant payé d’avance, il crut que c’était une bonne pratique qu’on lui amenait et qu’il ne fallait pas négliger. « Prends vite de la lumière, dit-il à la servante, et suis-moi. » En disant cela il s’avança vers l’escalier avec tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’on l’éclairât, et venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement qu’il le fit rouler jusqu’au bas de l’escalier. Peu s’en fallut qu’il ne tombât et ne roulât avec lui. « Apporte donc vite de la lumière, cria-t-il à sa servante. » Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et trouvant que ce qui avait roulé était un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras et tous les autres prophètes de sa loi. « Malheureux que je suis ! disait-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière ? J’ai achevé de tuer ce malade qu’on m’avait amené. Je suis cause de sa mort, et si le bon âne d’Esdras ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas ! on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier. »
    Malgré le trouble qui l’agitait, il ne laissa pas d’avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu’un venant à passer par la rue, ne s’aperçût du malheur dont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s’évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah ! c’est fait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre cette nuit, hors de chez nous, ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. Quel malheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? — Il ne s’agit point de cela, repartit le juif ; il s’agit de trouver un remède à un mal si pressant… » Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je ne fais pas réflexion qu’il est jour. À ces mots elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit de cette sorte l’histoire du petit bossu :
    CI NUIT. Le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagème pour sortir d’embarras ; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit : « Il me vient une pensée ; portons ce cadavre sur la terrasse de notre logis, et le jetons, par la cheminée, dans la maison du musulman notre voisin. »
    Ce musulman était un des pourvoyeurs du sultan : il était chargé du soin de fournir l’huile, le beurre et toute sorte de graisses. Il avait chez lui son magasin, où les rats et les souris faisaient un grand dégât.
    Le médecin juif ayant approuvé l’expédient proposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toit de leur maison, et après lui avoir passé des cordes sous les aisselles, Ils le descendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur, si doucement qu’il demeura planté sur ses pieds contre le mur, comme s’il eût été vivant. Lorsqu’ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes et le laissèrent dans l’attitude que je viens de dire. Ils étaient à peine descendus et rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenait d’un festin de noces auquel il avait été invité ce soir-là, et il avait une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveur de sa lumière, un homme debout dans sa cheminée ; mais comme il était naturellement courageux et qu’il s’imagina que c’était un voleur, il se saisit d’un gros bâton, avec quoi courant droit au bossu : « Ah ! ah ! lui dit-il, je m’imaginais que c’étaient les rats et les souris qui mangeaient mon beurre et mes graisses, et c’est toi qui descends par la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais envie d’y revenir. » En achevant ces mots, il frappe le bossu et lui donne plusieurs coups de bâton. Le cadavre tombe le nez contre terre. Le pourvoyeur redouble ses coups ; mais remarquant enfin que le corps qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrête pour le considérer. Alors voyant que c’était un cadavre, la crainte commença de succéder à la colère. « Qu’ai-je fait, misérable ! dit-il : je viens d’assommer un homme. Ah ! j’ai porté trop loin ma vengeance ! Grand Dieu, si vous n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j’ai commis une action si criminelle ! » Il demeura pâle et défait. Il croyait déjà voir les ministres de la justice qui le traînaient au supplice, et il ne savait quelle résolution il devait prendre.
    L’aurore, qui paraissait, obligea Scheherazade à mettre fin à son discours ; mais elle en reprit le fil sur la fin de la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :
    CII NUIT. Sire, le pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n’avait pas pris garde à sa bosse. Lorsqu’il s’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Maudit bossu, s’écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m’eusses volé toutes mes graisses et que je ne t’eusse point trouvé ici ! je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amour de toi et de ta vilaine bosse. Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n’ayez de lumière que pour moi dans un danger si évident ! » En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de la rue, où, l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.
    Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien, qui était fort riche et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit était fort avancée et qu’on allait bientôt appeler à la prière de la pointe du jour : c’est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque musulman, en allant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prison comme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, il s’arrêta, pour quelque besoin, contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c’était un voleur qui l’attaquait, le renversa par terre d’un coup de poing qu’il lui déchargea sur la tête : il lui en donna beaucoup d’autres ensuite et se mit à crier au voleur.
    Le garde du quartier vint à ses cris, et voyant que c’était un chrétien qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion) : « Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? — Il a voulu, me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. — Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras, ôtez-vous de là. » En même temps il tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais remarquant qu’il était mort : « Oh ! oh ! poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un chrétien a la hardiesse d’assassiner un musulman ! » En achevant ces mots, il arrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en état d’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables d’ôter la vie à un homme.
    Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu’on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’il n’avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, car c’était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point de grâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman : allez, faites votre charge. » À ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publier qu’on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman.
    Enfin on tira le marchand de prison, on l’amena au pied de la potence, et le bourreau, après lui avoir attaché la corde au cou, allait l’élever en l’air, lorsque le pourvoyeur du sultan, fendant la presse, s’avança en criant au bourreau : « Attendez, attendez, ne vous pressez pas ; ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’est moi. » Le lieutenant de police qui assistait à l’exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disant qu’il avait porté son corps à l’endroit où le marchand chrétien l’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu’il ne peut pas avoir tué un homme qui n’était plus en vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d’un chrétien qui n’est pas criminel. »
    Le jour, qui commençait à paraître, empêcha Scheherazade de poursuivre son discours ; mais elle en reprit la suite sur la fin de la nuit suivante :
    CIII NUIT. Sire, dit-elle, le pourvoyeur du sultan de Casgar s’étant accusé lui-même publiquement d’être l’auteur de la mort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. « Laisse, dit-il au bourreau, laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu’il est évident par sa propre confession qu’il est coupable. Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du pourvoyeur, et dans le temps qu’il allait l’expédier, il entendit la voix du médecin juif, qui le priait instamment de suspendre l’exécution, et qui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence.
    Quand il fut devant le juge de police : « Seigneur, lui dit-il, ce musulman que vous voulez faire pendre n’a pas mérité la mort : c’est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme, que je ne connais pas, vinrent frapper à ma porte avec un malade qu’ils m’amenaient : ma servante alla ouvrir sans lumière et reçut d’eux une pièce d’argent pour me venir dire de leur part de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle me parlait, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle, et, dans l’obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier ; enfin je vis qu’il était mort et que c’était le musulman bossu dont on veut aujourd’hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi, nous le portâmes sur notre toit, d’où nous passâmes sur celui du pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par la cheminée. Le pourvoyeur l’ayant trouvé chez lui, l’a traité comme un voleur, l’a frappé, et a cru l’avoir tué ; mais cela n’est pas, comme vous le voyez par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre, et, quoique je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime pour n’avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans en souffrant que vous ôtiez la vie, au pourvoyeur du sultan, dont je viens de vous révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu. »
    La sultane Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Schahriar se leva, et le lendemain, ayant témoigné qu’il souhaitait d’apprendre la suite de l’histoire du bossu, Scheherazade satisfit ainsi sa curiosité :
    CIV NUIT. Sire, dit-elle, dès que le juge de police lut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, je lui servis un morceau de poisson : en le mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort, et, de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin et me faites mourir. »
    Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or. » Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur. Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour ; il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire à demain. Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller à ses fonctions ordinaires.
    CV NUIT. La sultane, ayant été réveillée par sa sœur, reprit ainsi la parole : Sire, pendant que le bourreau se préparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont votre majesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l’accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s’accusent eux-mêmes et se déchargent l’un l’autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin. »
    À ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice. « Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police qu’il m’amène incessamment les accusés, et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. » L’huissier partit, et arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on eût à suspendre l’exécution. Le bourreau ayant reconnu l’huissier, n’osa passer outre et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier ayant joint le lieutenant de police, lui déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.
    Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et, quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savait de l’histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutes ses circonstances ; puis, s’adressant à toutes les personnes qui étaient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu, mon bouffon ? » Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de son front, prit alors la parole : « Puissant monarque, dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit ; je vais vous la raconter si votre majesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en être touché. » Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes :

     
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